Témoignage MSF: Un cimetière flottant
Nicholas Papachrysostomou, coordinateur MSF sur le « Dignity I », revient sur deux missions de sauvetage dramatiques qui se sont déroulées en octobre 2016

Témoignage MSF: Un cimetière flottant

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Édition
2016/23
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2016.01453
Prim Hosp Care (fr). 2016;16(23):426-427

Affiliations
Coordinateur MSF sur le Dignity I

Publié le 07.12.2016

Le soleil n’était pas encore levé ce 22 octobre, alors que nous longions la côte de la Libye peu après 4 heures du matin. Au lendemain d’une journée intense, le Dignity I était déjà pratiquement plein. Nous avons alors été appelés pour le sauvetage d’un canot pneumatique qui se situait à proximité. Sans savoir vraiment ce qui nous y attendait, nous nous sommes rendus sur les lieux où deux canots à moitié remplis nous attendaient. La scène qui se dévoila à nous dépassait nos pires cauchemars: des dizaines de personnes prises de panique sur ces canots pleins à craquer. Les gens semblaient perdus dans la pénombre et l’immensité de la mer, sans espoir d’être secourus que celui de souhaiter notre arrivée.
Avant même d’avoir pu décider de la marche à suivre, les premiers d’entre eux se sont jetés à l’eau. Ils criaient et saisissaient nos canots de sauvetage gonflables. Nous avons hissé les premiers à bord tandis que le reste de l’équipage semblait comprendre que se jeter à l’eau constituerait leur meilleure chance d’être sauvés. En quelques minutes à peine, un grand nombre d’occupants se jetait à l’eau, contraignant nos équipes à remonter les naufragés à la chaine. Beaucoup étaient inconscients, avaient des brûlures ou étaient en passe de se noyer.
Dans le même temps, nous étions parvenus à tirer l’embarcation et l’arrimer au Dignity I. C’est à ce moment que nous nous rendîmes compte de l’ampleur de la tragédie: neuf cadavres flottaient dans le canot. L’eau s’y était infiltrée et femmes et enfants, placés au milieu de la barque, s’étaient retrouvés dans un premier temps piétinés puis asphyxiés dans un mélange d’eau et de carburant.
Le chef des secours Nicholas Papachrysostomou donne des instructions à des personnes retrouvées en mer Méditerranée dans un bateau pneumatique au large des côtes libyennes. L’équipe MSF du bateau de sauvetage Dignity I va les accueillir à bord. Photo : Sara Creta/MSF.

Une place insuffisante

Mes collègues sécurisaient finalement les attaches de ce «Cimetière flottant» au Dignity I, afin de pouvoir à terme récupérer les corps. Dans la même journée, en l’espace de 8 heures, nous allions secourir 8 autres embarcations en détresse. Nous n’avions plus de place à bord et nous vîmes contraints de remorquer les bateaux, après avoir distribué des gilets de sauvetage et embarqué les plus faibles occupants. Notre dernière opération nous conduisit à porter secours à un canot fortement endommagé. Tous les passagers durent être évacués. 668 personnes se sont ainsi retrouvées sur notre navire, couvertes de carburant et affamées mais pire encore, nous devions les informer de la perte de certains de leurs proches.
Pour chacun d’entre nous, cette situation s’est avérée dure à surmonter. Malheureusement, ces images de la mer Méditerranée sont devenues quotidiennes, si bien qu’il devient de plus en plus rare de pouvoir se recueillir sur les peines humaines.
Le chef des secours Nicholas Papachrysostomou salue des personnes quittant le Dignity I. Photo : Sara Creta/MSF.

Des morts sans nom

Le 3 octobre, – une autre tragique journée – nous étions à nouveau sollicités au même titre qu’un navire de guerre irlandais. Ce dernier était déjà sur les lieux lorsque nous arrivâmes pour secourir des personnes qui se laissaient dériver depuis un bon moment. Plusieurs avaient déjà ingurgité de l’essence et bu de l’eau de mer. Notre hôpital installé sur le bateau se retrouva saturé en quelques minutes, les rescapés ayant pour la plupart échappé de peu à la noyade. Une femme enceinte originaire du Nigéria ne put être ramenée à la vie.
Cela n’était qu’un début: Pendant que l’équipe médicale traitait des dizaines de patients atteints de brûlures et autres problèmes de santé, les passagers commencèrent à m’interpeller. Une femme me demanda où étaient ses enfants, alors que nous n’en avions plus à bord qui auraient pu être les siens. Quelque temps après, les dirigeants du navire irlandais nous expliquèrent qu’à la suite d’une opération de secours chaotique, six cadavres s’étaient enfoncés et ne pouvaient désormais plus être extraits du canot. Ces gens sont morts dans l’anonymat. Ils ne purent être identifiés, leurs corps étant parti à la dérive.
Alors que j’informai la mère, celle-ci s’effondra devant moi. Malgré ses efforts pour maintenir ses deux enfants contre elle au moment du naufrage, elle s’était retrouvée dans l’eau et forcée de les lâcher un instant. Elle espérait alors qu’ils aient pu s’en sortir d’une manière ou d’une autre. A l’instar des 4 autres portés disparus, aucun de ses enfants ne survécut.
Lukas Nef
Communications Officer
Médecins Sans Frontières / Ärzte ohne Grenzen (MSF)
Kanzleistrasse 126
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