La gestion de l’incertitude dans le quotidien de la médecine de famille
Une bonne relation médecin-patient est d’une importance cruciale

La gestion de l’incertitude dans le quotidien de la médecine de famille

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Édition
2018/05
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01708
Prim Hosp Care (fr). 2018;18(05):82-84

Affiliations
Membre de la Commission de qualité de la SSMIG – Délégué suisse d’EQuiP, directeur du groupe de travail «cercles de qualité»

Publié le 07.03.2018

De nombreux patients n’ont pas de diagnostic clair quand ils entrent dans le cabinet du généraliste. La capacité à gérer l’incertitude est particulièrement importante dans la médecine de famille, car des douleurs et des symptômes peu clairs constituent un défi commun pour les médecins et les patients. L’exposé qui suit décrit les facettes de cette problématique et la gestion de l’incertitude dans le quotidien ­clinique.

Introduction

L’incertitude et l’imprévisibilité, éléments constitutifs du système complexe de la santé publique, représentent un défi pour les médecins, les patients et les administrateurs [1]. Savoir gérer l’incertitude revêt une importance particulière dans la médecine de famille, où les patients présentent des symptômes ambigus, causés par des affections diverses et rares dans la ­population considérée. Dans la population des patients hospitalisés au contraire, les différentes affections, plus fréquentes et présentant un niveau de gravité ­supérieur, sont clairement identifiables [2].
Ce travail, tel qu’il a été présenté à Dublin lors de la conférence 2017 de l’EQuiP (European Society for ­Quality and Safety in Family Practice), décrit la gestion de l’incertitude comme compétence primordiale du ­personnel médical. La synthèse qui suit a été élaborée par des délégués de l’EQuiP après des discussions, des ­réunions de groupes et des ateliers, puis révisée lors de travaux de groupes au sein des congrès de la WONCA (World Organization of Family Doctors).

L’incertitude du point de vue conceptuel

Il existe différentes manières d’aborder l’incertitude, qui chacune s’avèrent décisives pour la gestion de ces situations. Pour l’existentialiste, l’incertitude du médecin est due au désarroi face au tiraillement entre la prévisibilité de l’ordre et de la constance et l’imprévisibilité d’une réalité chaotique dans une existence temporellement limitée. Du point de vue psychologique, l’incertitude survient quand il y a difficulté à reconnaître et à interpréter les faits, ou quand les personnalités du médecin et du patient ne s’accordent pas, autrement dit, quand la communication entre les deux ne fonctionne pas. Dans la littérature sociologique, l’hypothèse selon laquelle les humains sont des êtres rationnels et raisonnables est remise en question. La pensée rationnelle est une partie importante du processus, mais elle n’est pas tout, loin s’en faut. La prise de décision s’effectue dans un processus social qui se répète [3]. Elle est fortement influencée par les conseils d’autres personnes, dont la validité se fonde sur la confiance et non sur les faits. La part d’informations objectives et rationnelles joue souvent ici un rôle limité [4].

L’incertitude du point de vue pratique

Il importe de distinguer sur quoi porte l’incertitude: les faits cliniques ou l’histoire du patient? me manque-t-il tout simplement les données des autres prestataires et hôpitaux participant au traitement? ou l’incertitude concerne-t-elle la démarche à suivre au cas par cas?

L’incertitude concernant le savoir clinique

La médecine fondée sur les preuves, ou EBM (Evidence-Based Medicine), est une méthode excellente pour déterminer les procédures de prévention, de diagnostic et de thérapie. Elle fournit des informations sur un pronostic et nous renseigne sur la sensibilité et la spécificité des tests cliniques. Les numbers needed to treat et les numbers needed to harm aident les patients à comprendre les conséquences d’un traitement. L’EBM part du principe qu’il est possible de tout mesurer et de rassembler des informations pour poser un constat véridique. Ce type de constat se fonde toutefois sur un échantillon de patients dont nous ne savons pas toujours s’il est représentatif dans la situation qui nous occupe.
L’EBM est un adjuvant précieux en consultation, lorsque nous sommes confrontés à l’incertitude, et tout particulièrement quand il est question de probabilité et de risques [5–8]. Cependant, le désir du médecin de comprendre les douleurs décrites et de répondre aux incertitudes du patient en situation clinique débouche souvent sur un examen sans motif thérapeutique. Sonnenberg exhorte les médecins à respecter ce qu’il appelle le «principe d’incertitude en médecine». En résumé, cela signifie que l’incertitude diagnostique augmente avec le nombre de tests effectués à mesure que se dégrade l’état de santé du patient, précisément à cause de ces examens [9]. Pour pouvoir utiliser ces tests de manière raisonnable et documentée, il faut ­tolérer une certaine dose d’incertitude. Une tolérance réduite à l’incertitude diagnostique augmente la tendance à prescrire des examens supplémentaires [4, ­10–12]. Il n’est pas rare que soient invoqués des motifs légaux.

L’incertitude concernant l’histoire du patient

Quand nous écoutons les patients, ils ne nous racontent pas leur maladie, mais la manière dont ils la vivent. Ils présentent toujours leurs symptômes sous forme d’histoire. Ils essaient de comprendre ces ­expériences singulières et d’assumer leur nouvelle ­situation [13]. Ces histoires parlent de réparation, contiennent des tragédies et du chaos, ou décrivent la recherche de quelque chose. Les patients peuvent assumer différents rôles. Ils peuvent être des héros, des victimes ou des spectateurs innocents [14, 15]. Il importe de prêter attention à l’environnement du patient pour comprendre son histoire. Se passe-t-elle dans la famille, à la maison ou au travail? L’histoire est un effort partagé entre le narrateur et l’auditeur, et donc une création commune [16]. La plupart des histoires sont complexes, comportent un grand nombre de douleurs et autant de circonstances compliquées. Baerheim ­explique que le processus diagnostique commence avec l’histoire du patient – c’est seulement ensuite que les symptômes peuvent être catégorisés [17].
En l’écoutant, le médecin apprend à quel point et de quelle manière le patient est malade. Il découvre aussi les idées, les peurs et les attentes du patient, ce qui est d’une importance cruciale dans la gestion de l’incertitude. Le médecin peut ainsi fonder les bases de la confiance et mieux associer le patient au traitement lors des consultations futures.

Données manquantes

Dans le soin multi-professionnel, la plupart des erreurs proviennent d’une communication et d’une collaboration défaillantes, ainsi que de l’absence de lettres de sortie. Un nombre toujours croissant d’informations doivent être échangées au moyen de systèmes technologiques insuffisants, ce qui, au lieu de diminuer l’incertitude, l’augmente [18].

La prise de décision au cas par cas et la pratique de la médecine

Les médecins arrivent souvent aux limites de l’EBM là où commence l’art de la médecine [19]. D’autres auteurs, comme Montgomery, considèrent que la médecine n’est ni une science ni un art, mais plutôt quelque chose qui doit être pratiqué et cultivé [20].
Pratiquer signifie agir au sein d’une tradition. Les praticiens et praticiennes acquièrent un savoir et des compétences jusqu’à atteindre un certain degré d’excellence. LA médecine est une sorte de pratique sociale à composante morale pour le bien d’une personne qui a besoin d’aide. La pratique professionnelle commence là où il n’y a que peu de règles, là où la science se heurte à l’art. Les médecins exercent leur métier dans des ­situations de grande complexité et d’incertitude considérable. Quand il s’agit de déterminer ce qui vaut mieux pour le bien d’un individu, ils doivent parfois se décider au détriment de directives cliniques recommandées dans l’absolu. La science nous aide, mais la ­capacité de jugement est centrale dans la pratique ­professionnelle. Les jugements conjuguent la science, l’histoire du patient et l’expérience du médecin [21]. Il s’agit aussi, de manière adaptée à chaque situation, d’associer le patient au processus de décision et d’examiner avec lui les différentes possibilités [22].
Malgré l’incertitude, les médecins de famille doivent agir au cas par cas. Ils assimilent en peu de temps un grand nombre d’informations provenant de différentes sources, et au quotidien, bien des raisonnements suivent leur cours de manière inconsciente [23]. Le savoir implicite, ou tacit knowledge, se réfère au ­savoir dont l’acquisition est à peine consciente, «savoir de fond» qui constitue le socle de toute connaissance humaine [24]. Il s’agit du savoir qui vient d’années ­d’expérience, d’études et de travail, et qui rend possible notre travail clinique au quotidien [23, 25]. Quand des médecins ont réfléchi à une situation clinique, cette expérience peut s’étendre à d’autres cas similaires. Cela suppose une évaluation très précise de la situation pendant et après la consultation [26]. Il est essentiel que les médecins généralistes ne cessent d’analyser leurs décisions, et ce faisant, restent conscients de ­l’incertitude inhérente à ces dernières [6, 17, 27].
Prendre des décisions communes signifie formuler et assumer l’incertitude commune. Toutefois, ce que cela signifie exactement pour le patient reste encore à étudier. Chalmers affirme que la reconnaissance explicite de l’incertitude par les médecins détruit la confiances des patients et réduit à néant l’effet thérapeutique de la consultation [28]. Une étude intéressante menée en Grande-Bretagne éclaire la manière dont les expressions et les attitudes sont différemment appréciées par le patient et le médecin [29]. Les deux pensent que ­l’expression verbale de l’incertitude («Je n’en ai pas la moindre idée») nuit à la confiance. Cependant, le fait qu’un médecin consulte un ouvrage ou demande conseil à un collègue reçoit une appréciation neutre de la part du médecin, mais positive de la part du patient, pour qui la confiance augmente! toujours selon cette étude, les médecins sous-estiment généralement ­l’influence de leurs commentaires sur la confiance mutuelle. Les patients plus âgés et ceux qui connaissent mieux leur médecin ont un rapport plus familier à ­l’incertitude commune (tab. 1).
Tableau 1: Approche méthodologique, en concertation avec le patient [30].
Que se passe-t-il quand nous attendons et observons?
Quels sont les examens et les traitements possibles dans cette situation?
Quels sont les avantages et les défauts de ces options pour le patient?
Que signifient ces avantages et ces défauts pour le patient?
Y a-t-il suffisamment d’informations disponibles pour faire un choix?

Résumé

De nombreux patients ne disposent pas de diagnostic clair quand ils entrent dans le cabinet du généraliste. Dans la médecine de famille, la capacité à gérer l’incertitude est très importante, car des douleurs et des symptômes peu clairs constituent un défi de taille, aussi bien pour les médecins que pour les patients. ­Philosophes, psychologues et sociologues emploient différentes approches pour conceptualiser et maîtriser l’incertitude. Une bonne relation médecin-patient est d’une importance cruciale dans la gestion de l’incertitude, et engendre confiance et respect mutuel. Les données scientifiquement avérées doivent être utilisées sans perdre de vue la position et les attentes du patient. Un processus de décision effectué en concertation avec le patient semble incontournable en situation d’incertitude, et peut soulager le médecin de famille.

Eléments utiles pour le quotidien du médecin de famille

– Les médecins devraient accepter l’incertitude comme faisant partie intégrante de leur travail, et se fier à la relation avec les patients. Ces derniers contribuent à la réflexion et peuvent participer aux décisions.
– Les médecins devraient utiliser les informations scientifiquement avérées, mais respecter leur propre expérience ainsi que celle des patients. Quand on évoque les possibles avantages et effets secondaires, il faut le faire d’une manière claire et facilement compréhensible.
– Tout patient doit être considéré comme un individu et non comme le représentant d’une maladie. Connaître les patients et leur histoire facilite la prise de décision commune.
– Les médecins de famille devraient discuter des cas problématiques avec leurs collègues dans leurs cercles de qualité. Cela semble un bon moyen d’apprendre à gérer l’incertitude [31].
Adrian Rohrbasser, MSc in Evidence Based Health Care
Santémed Gesundheits­zentrum Wil
Friedtalweg 18, Mitglied der Kommission Qualität SGAIM, EQuiP Delegierter der Schweiz, Department of Continuing Education, University of Oxford
CH-9500 Will
adrian.rohrbasser[at]bluewin.ch;
adrian.rohrbasser[at]gmail.com
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