La multimorbidité du point de vue du gériatre
La multimorbidité nécessite une approche centrée sur le patient

La multimorbidité du point de vue du gériatre

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Édition
2018/06
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01717
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2018;18(06):105-106

Affiliations
Oberarzt, Felix Platter Spital, Basel

Publié le 21.03.2018

Le tout est-il plus que la somme de ses parties? Une approche centrée sur le patient peut-elle trancher le nœud gordien?
La question énoncée ci-dessus nous renvoie à la Métaphysique d’Aristote (384–322 av. J.-C.) [1]. C’est l’un de ses élèves, probablement celui qui revêt la plus grande importance historique, à savoir Alexandre le Grand (356–323 av. J.-C.), qui a tranché le nœud gordien d’un seul et puissant coup d’épée, et ce certainement sans en avoir exactement compris la structure. Dans ses écrits, Aristote explique au contraire comment essayer de comprendre un tout complexe de façon analytique, en le divisant en concepts facilement saisissables. Cette ­façon de procéder n’est pas sans poser de problème, comme l’a déjà montré Méphistophélès dans le Faust de Goethe: «Qui veut reconnaître et décrire un être vivant commence par en chasser l’ésprit: alors il en a entre les mains toutes les parties; mais, hélas! que manque-t-il? rien que le lien spirituel» [2].
Cette problématique se rencontre également dans le domaine de la multimorbidité, dont les définitions sont hétérogènes. Elle est toutefois le plus souvent ­définie comme la coexistence d’au moins deux à trois ­maladieschroniques [3–6]. Selon les auteurs, elle peut conduire à des hospitalisations plus fréquentes, à une invalidité, à un décès précoce, à une dégradation de la qualité de vie ainsi qu’à une augmentation des coûts pour le secteur de la santé [6–7]. Une chose est cependant indéniable: la multimorbidité augmente avec l’âge [8]. Ainsi, selon les sources, plus de 50% des adultes âgés seraient atteints de deux maladies chroniques ou plus [4]. Il n’est donc pas surprenant que la gériatrie en particulier, en tant que médecine de la vieillesse, doive se confronter dans une large mesure aux problèmes associés à la multimorbidité.

Fardeau du traitement

Un article de Boyd et al. publié en 2005 [9] illustre très bien les difficultés inhérentes au traitement basé sur l’évidence des patients multimorbides. Dans cet article, les auteurs ont pris l’exemple d’une patiente ­multimorbide fictive âgée de 79 ans (atteinte de cinq ­affections distinctes: ostéoporose, diabète sucré, hypertension artérielle, arthrose et BPCO) et ont établi un plan de traitement selon les lignes directrices basées sur l’évidence les plus modernes de l’époque. Il s’est alors avéré que la patiente aurait dû prendre 12 médicaments différents; en outre, 14 mesures non médicamenteuses étaient recommandées, et plusieurs examens médicaux de contrôle prévus. Les médicaments à prendre auraient conduit à des interactions qui auraient eu des répercussions négatives sur les maladies primaires citées. Cet article montre comment une approche centrée sur la maladie, dans le cadre de laquelle les différentes maladies sont traitées correctement mais de façon isolée, peut conduire à une multitude ­incommensurable – et déjà presque inacceptable – de traitements ainsi qu’à un réel fardeau thérapeutique, en anglais «treatment burden». En outre, il en découle une polypharmacie, c’est-à-dire la prise de plus de quatre médicaments avec toutes les conséquences que cela implique, par ex. des interactions, des effets indésirables, et une adhésion thérapeutique réduite [3–6]. La multimorbidité en elle-même, tout comme la polypharmacie qui en résulte souvent, peuvent, précisément chez les patients âgés, conduire paradoxalement à un sous-traitement en ce que l’on ne tient pas suffisamment compte des maladies déterminantes pour le pronostic et que le traitement approprié n’est pas mis en place [10].
Comme le montrent les lignes qui précèdent, une ­difficulté du traitement des patients multimorbides ­réside dans le fait que la multimorbidité a jusqu’à ­présent trop peu été considérée comme une entité propre et que les lignes directrices existantes se concentrent trop sur le traitement isolé des maladies distinctes [11]. Souvent, ces lignes directrices sont ­fondées sur des études qui ont systématiquement ­exclu les patients multimorbides. En outre, la forte ­hétérogénéité de la population évaluée rend la caractérisation de la multimorbidité basée sur l’évidence ­encore plus difficile [12].

Recommandations pour la prise en charge des patients multimorbides

Il convient donc de saluer le fait que certaines sociétés de discipline médicale nationales et instituts de santé aient publié des recommandations pour la prise en charge des patients multimorbides, tels que l’American Geriatrics Society aux Etats-Unis en 2012 [4], le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) au Royaume-Uni en 2016 [5] et la Deutsche Gesellschaft für Allgemeinmedizin und Familienmedizin en Allemagne en 2017[6].
Toutes ces recommandations ont de commun qu’elles poursuivent une approche centrée sur le patient; c’est-à-dire qu’elles essaient de prendre davantage en compte les souhaits et objectifs du patient et son environnement. Alors que les «guiding principles» américains mentionnés ne sont pas des lignes directrices à proprement parler et ne livrent que peu de recommandations spécifiques aux maladies, les directives britanniques NICE sont très concrètes et comprennent également des analyses coûts-bénéfices relatives aux différentes mesures diagnostiques et thérapeutiques. Les lignes directrices allemandes présentent en revanche un degré d’abstraction plus élevé et elles ne sont pas centrées sur les maladies; elles contiennent même un méta-algorithme pour le traitement des patients multimorbides.
Dans ces recommandations, une importance variable est accordée à l’état de «frailty». Ce concept essentiel dans la littérature gériatrique désigne un état de vulnérabilité accrue, dans lequel des facteurs de stress peuvent faire basculer un équilibre encore stable, ou conduire à une issue défavorable [13–16]. Frailty n’est pas synonyme de multimorbidité [3, 6]. Les directives britanniques préconisent d’initier des investigations pour dépister cet état de fragilité, car il peut avoir une importance pour le pronostic et laisse reconnaître précocement les patients à risque [5, 17]. Chez les patients gériatriques, cette fragilité semble ainsi être un prédicteur important de devenir défavorable dans le cadre de ­certaines interventions de chirurgie cardiaque [18, 19].
Si l’on souhaite appliquer de façon idéale les recommandations mentionnées ci-dessus en gériatrie, il convient, comme jusqu’à présent, de déterminer les maladies pertinentes (ayant une importance pour le pronostic ou la fonctionnalité, incapacitantes) des patients multimorbides. Pour détecter de façon précoce des déficits fonctionnels pertinents au quotidien, il convient, lorsque cela est possible, de procéder à une évaluation gériatrique standardisée [3, 20]. La détermination des médicaments réellement pris est également conseillée. Durant l’entretien avec le patient, les objectifs et souhaits, craintes et inquiétudes du patient ainsi que les facteurs de résilience doivent être déterminés. Il convient ce faisant de tenir compte du fait que le ­médecin et les patients ont des priorités totalement différentes, car les maladies déterminantes pour le pronostic peuvent initialement être moins perçues par le patient que des symptômes pénibles mais éventuellement plus bénins. Les limitations cognitives compliquent fortement ce dialogue, obligeant alors le ­médecin à se mettre en quête d’éventuelles directives anticipées du patient ou à impliquer les proches (une implication précoce des proches de confiance est conseillée dans tous les cas). Un plan pour les examens supplémentaires et traitements doit ensuite être établi conjointement sur la base des préférences du patient et en tenant compte du pronostic. Les risques et effets indésirables notables doivent être signalés, et il convient de déterminer qui coordonnera la suite de la prise en charge, quelles personnes devront encore être informées, et par quel biais la communication entre les spécialistes impliqués sera au mieux assurée. L’attitude à adopter en cas d’urgence doit également être abordée. Afin d’éviter une polypharmacie néfaste, les médicaments potentiellement inappropriés pour les patients gériatriques doivent être reconnus et si possible interrompus. A cet effet, la liste Priscus [21], la liste de Beers [22] (toutes deux en libre accès en ligne) ou les critères STOPP/START [23, 24] peuvent être utiles.

Perspectives

L’avenir nous dira si ces directives centrées sur le ­patient et moins sur les maladies peuvent améliorer la prise en charge des patients multimorbides dans la pratique. La technologie d’information et informatique moderne aidera peut-être également un jour à libérer les patients multimorbides de cet enchevêtrement de diagnostics, traitements et interactions [25].
Cette citation de Sir Wiliam Osler (1849–1919) reste valable aujourd’hui; elle peut être comprise en tant que résumé des recommandations, souhait et avertissement: «The good physician treats the disease, the great physician treats the patient who has the disease» [26].
Dr. med. Florian Marti,
Felix Platter Spital
Burgfelderstrass 101
CH-4055 Basel
Florian.Marti[at]fps.ch
 1 Livre VII de la Métaphysique d’Aristote, grec-allemand, traduit du grec par Wolfgang Detel avec l’aide de Jula Wildberger; Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1. Edition 2009: Bekker-Zählung 1041bff, page 106.
 2 Johann Wolfgang von Goethe, Faust: Eine Tragödie, 1808. Reclam Verlag 1971, Projekt Gutenberg-DE, Spiegel Online, Studierzimmer (http://gutenberg.spiegel.de/buch/-3664/6).
 3 Praxishandbuch Altersmedizin. Johannes Pantel, Johannes Schröder, Cornelius Bollheimer, Cornel Sieber, Andreas Kruse (Hrsg.). Verlag W. Kolhammer, 1. Auflage 2014.
 4 Guiding Principles for the Care of Older Adults with Multimorbidity: An Approach for Clinicians. American Geriatrics Society Expert Panel on the Care of Older Adults with Multimorbidity.J Am Geriatr Soc. 2012;60(10)E1-E25. doi: 10.1111/j.1532-5415.2012.04188.x.
 5 Multimorbidity: clinical assessment and management. NICE Guideline NG56, 2016, Commissioned by the National Institute for Health and Care Excellence.
 6 S3 Leitlinie Multimorbidität, AWMF-Register-Nr. 053-047, DEGAM-Leitlinie Nr.20, Deutsche Gesellschaft für Allgemein­medizin und Familienmedizin DEGAM, Berlin 2017.
 7 Rizzuto D, Melis RJF, Angleman S, Qiu C, Marengoni A. Effect of Chronic Diseases and Multimorbidity on Survival and Functioning in Elderly Adults. J Am Geriatr Soc. 2017;65:1056–60.
 8 Moreau Gruet, F. (2013) La multimorbidité chez les personnes de 50 ans et plus. Résultats basés sur l’enquête SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe) (Obsan Bulletin 4/2013). ­Neuchâtel: Observatoire suisse de la santé.
 9 Boyd CM, Darer J, Boult C, Fried LP, Boult L,Wu AW. Clinical Practice Guidelines and Quality of Care for Older Patients With Multiple ­Comorbid Diseases. JAMA. 2005;Vol294,No.6.
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23 O’Mahony D, O’Sullivan D, Byrne S,O’Connor MN, Ryan C, Gallagher P. STOPP/START criteria for potentially inappropriate prescribing in older people: version 2.
24 Breil D., Arzneicocktail im Alter, was mach Sinn? Primary and Hospital Care-Allgemeine Innere Medizin 2016; 16(1):17-20.
25 Blokh D., Stambler I., Lubart E., Mizrahi E. H. The application of information theory for the estimation of old-age multimorbidity. GeroScience (2017) 39:551-556.
26 John M. From Osler to the cone technique. HSR Proc Intensive Care Cardiovasc Anesth. 2013; 5 (1): 57-58.