Cannabinoïdes et douleurs au cabinet
Une option pour le traitement de la douleur chronique?

Cannabinoïdes et douleurs au cabinet

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Édition
2018/09
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01728
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2018;18(09):156-159

Affiliations
a Unité des Internistes Généralistes Pédiatres (UIGP), Faculté de Médecine, Université de Genève
b Unité Dépendances, Service de Médecine de Premier Recours, HUG, Genève

Publié le 09.05.2018

La douleur chronique est un motif de consultation fréquent au cabinet. Malgré les différents paliers de traitement de la douleur à disposition, le médecin se retrouve souvent face à une efficacité limitée et à des effets secondaires importants. Dans la presse populaire on retrouve, depuis peu, de nombreux articles et témoignages sur les bienfaits du cannabis comme antidouleur. Basé sur deux situations vécues au cabinet, cet article essaye de résumer les connaissances scientifiques actuelles sur l’usage des cannabinoïdes dans le traitement de la douleur en Suisse, et d’apporter des éléments de réponse et des conseils pratiques pour le médecin au cabinet.

Vignette clinique 1

Un patient de 83 ans, suivi au cabinet depuis plus que 20 ans, consulte dans le cadre de son suivi pour HTA, dyslipidémie et traitement antalgique. Il souffre de douleurs chroniques invalidantes et de spasmes du visage et du MSD, persistantes depuis l’âge de 39 ans, suite à une rupture d’une malformation artério-veineuse temporo-pariétale G. Son traitement journalier est: tizanidine 4 mg × 2, paracétamol 3 g, irbesartan 150/12,5 mg, acide acétylsalicylique 100 mg, pravastatine 40 mg, alprazolam 0,25 mg en R. Le patient a consulté récemment son neurologue pour ses douleurs et spasmes du visage. A noter, un échec d’un traitement de morphine (jusqu’à 60 mg/jour) et une intolérance et contre-indication relative aux AINS. Le neurologue a proposé un traitement d’essai à base de «cannabis» (Sativex®). Le patient a peur de devenir «drogué» et demande conseil.

Cannabis ou cannabinoïdes?

Les cannabinoïdes sont un groupe de molécules lipophiles qui agissent sur des récepteurs spécifiques, notamment des agonistes des récepteurs cannabinoïdes, CB1 et CB2. Ces récepteurs se trouvent dans le corps entier, mais surtout dans le système nerveux central pour le récepteur CB1, et en périphérie pour le CB2 (par ex: système immunitaire et gastro-intestinal). On distingue trois groupes de cannabinoïdes [1, 2]:
– Endocannabinoïdes: dans le corps humain et animal – interviennent dans des processus biologiques clé comme le sommeil, l’appétit, la douleur et la mémoire;
– Phytocannabinoides «naturelles»: dans la plante cannabis;
– Cannabinoïdes de synthèse: médicaments ou drogues récréatives.
La plante cannabis contient au moins 120 cannabinoïdes différents, dont les plus connus sont le Δ-9-tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD). Le THC est responsable de l’effet «planant» (et donc la ­perception de la douleur), mais a également des effets myorelaxants, anti nauséeux et orexigènes. Le CBD a des effets anticonvulsifs, analgésiques, anxiolytiques, à hauts dosages antipsychotiques, et peut-être un rôle dans l’immunomodulation et l’oncologie. Le CBD n’a pas d’effet psychotrope «planant» et ne semble pas créer de dépendance. Les effets des autres cannabinoïdes et d’autres substances (terpène) du cannabis sont moins connus à ce jour.
Les effets potentiels sur des douleurs pourraient être expliqués par
– Un effet anti-inflammatoire (CBD);
– Un effet antispasmodique (THC);
– L’amélioration du sommeil (THC, CBD);
– Un effet sur la perception de la douleur (THC).
Toutefois, le niveau d’évidence pour l’efficacité des traitements basés sur les cannabinoides est faible [3, 4], faute de manque de larges essais randomisés.

Vignette clinique 2

Un patient de 47 ans, suivi au cabinet depuis 10 ans, cadre dans une entreprise multinationale, consulte pour des migraines dont il souffre depuis l’adolescence. Dans ses antécédents personnels on note aussi une rhinite chronique multifactorielle (déviation du septum nasal, usage chronique de vasoconstricteurs, composante allergique), une coxarthrose D et une dyslipidémie non-traitée. Le patient fume (8 UPA, actuellement 10 cigarettes/jour), a une activité physique variable, ne prend pas de produits laitiers ni d’alcool en raison des migraines, et voyage beaucoup aux USA. Son traitement habituel est: eletriptan/zolmitriptan oro en R (refus de traitement de fond pour la migraine), fluticasone le soir, mélatonine 6 mg en automédication, lors de décalage horaire). Dernièrement on note de nouveau une augmentation des crises à 1–2 fois par semaine. C’est dans ce contexte que lors d’un voyage récent à Denver (USA) le patient a pris du cannabis en fumée 1 fois le soir; sur les 3 semaines de séjour il a eu une seule crise migraineuse. Il demande une prescription pour du «cannabis médical».

Prescrire des cannabinoïdes en Suisse?

Actuellement, plusieurs médicaments à base de cannabinoïdes sont disponibles en Suisse, le tableau 1 les ­résume. Le nabiximol peut être prescrit sans autorisation spéciale par des neurologues, mais seulement pour l’indication sclérose en plaques en échec thérapeutique. Pour toute autre prescription d’un médicament contenant du THC, une autorisation exceptionnelle de l’Office Fédéral de Santé Publique, est nécessaire. Le tableau 2 résumé les points à aborder dans la demande d’autorisation. Un consentement signé par le patient doit faire partie de la demande. Ces prescriptions «off-label» ne sont souvent pas remboursées par la caisse maladie. Vu le prix, ceci est une barrière pour de nombreux patients.
Tableau 1: Médicaments contenant des cannabinoïdes disponibles en Suisse (adapté de [1]).
 EmballageUnités de baseTHC/CBD par unitéPrisePrix/jour pour 10 mg THC
Dronabinol (sol 2,5%)
Origine: fruits citrus
5 g (125 mg THC) à 40 mg (1000 mg THC)1 goutte0,7/0 mg

3–4 gtts = 2,5 mg THC
Avec aliments gras, 3 fois par jour16 à 17.60 FS
Teinture standardisée (éthylique) de cannabis
Origine: cannabis
10 ml (100 mg THC) à 50 ml (500 mg THC)1 goutte0,3/0,6 mg

9 gtts = 2,5 mg THC, 5 mg CBD
Dans un peu d’eau, 2 à 3 fois par jour11 à 12 FS
Huile de cannabis ­standardisée
Origine: cannabis
10 ml (111 mg THC) à 50 ml (554 mg THC)1 goutte0,4/0,86 mg

6 gtts = 2,5 mg THC, 5,2 mg CBD
Avec aliments gras, 2 à 3 fois par jour14 à 15 FS
Nabiximol (Sativex®), spray dans éthanol 42%
Origine: cannabis
3×10 ml (total 810 mg THC)
(achat flacon «test» pas possible)
1 pulvérisation ­buccale2,7/2,5 mgVoir Compendium ­Suisse8.50 FS
Cannabidiol (CBD ­teinture 2,5%)
Origine: cannabis
20 à 50 ml1 goutte0/0,7 mg

6 gtts =4,2 mg CBD
Dans un peu d’eau, 2 à 3 fois parjourn.a.

10 mg CBD = 1.60 FS
Tableau 2: Eléments à fournir pour la demande d’autorisation exceptionnelle de prescription d’un stupéfiant interdit.
1. Données concernant le patient (nom, sexe, date de naissance et adresse)
2. Informations médicales: diagnostic(s), indication pour le traitement, justification du traitement souhaité (anamnèse, antécédents de traitement, évolution clinique, etc).
3. Médication: médicament (action souhaitée), posologie, durée envisagée du traitement.
4. Provenance (pharmacie), prise en charge éventuelle du traitement par une assurance.
5. Informations sur le médecin requérant (nom et adresse).
6. Confirmation signée du médecin requérant indiquant qu’il a saisi les données en bonne et due forme et qu’il établira un rapport intermédiaire sur l’évolution du ­traitement, comme demandé par l’OFSP.
7. Déclaration de consentement écrite du patient pour le traitement visé par la demande.
NB: Le médecin demandeur devient médecin prescripteur unique pour la prescription, et l’autorisation est pour un médicament donné, tout changement de forme galénique nécessite une autorisation. Les ­demandes de prolongation doivent être soumises au plus tard deux semaines avant l’expiration de l’autorisation, accompagnées d’un bref rapport intermédiaire sur le déroulement du traitement. Puis toute interruption de traitement doit être annoncée, en y joignant une explication sommaire des ­raisons (décès, effets insatisfaisants, etc.). Toute pharmacie peut délivrer du Sativex, les autres ­médicaments ne sont disponibles dans un nombre limité de pharmacies (Herisau, Langnau).
Source: https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/service/gesuche-bewilligungen/ausnahmebewilligungen-verbotene-betaeubungsmittel/ausnahmebewilligungen-beschraenkte-medizinische-anwendung.html?_organization=317
Pour le dosage de cannabinoides à prescrire [2], il est recommandé de «start low, go slow», en fonction de l’effet désiré et des éventuels effets secondaires; il manque des données claires sur les dosages à prescrire en fonction de la symptomatologie. En général, on commence le soir au coucher, avec l’équivalence de max 2,5 mg de THC, selon le produit, puis on augmente lentement le dosage et la fréquence d’usage (2–3 fois par jour). Le dosage maximum est de 30 mg THC/jour. Les effets secondaires les plus fréquents sont une fatigue et des vertiges, qui s’arrêtent en général après quelques jours. Les médicaments avec une combinaison de THC et CBD sont conseillés car mieux tolérés.
Une pharmacie [5] propose une préparation magistrale de CBD 2,5%, sans THC. Pas besoin d’une autorisation spéciale ni ordonnance à souches, mais l’ordonnance doit contenir les coordonnées du patient, adresse de livraison et de facture, l’indication de la prescription (sauf en cas d’épilepsie) et la posologie. Le dosage maximal recommandé est de 600 mg CBD/jour, mais il est à noter que cela équivaut à un coût journalier de 100 FS.
Avant de toute prescription, il convient de vérifier les interactions possibles [6]. Les cytochromes P450 2C9 (THC) et 3A4 (THC, CBD) sont impliquées dans le métabolisme des cannabinoides, donc des interactions pharmacocinétiques existent avec les médicaments inhibiteurs et inducteurs de ces enzymes (par ex certains traitements antiépileptiques, inhibiteurs de la protéase HIV, acénocoumarol).

Nos conseils pour les deux patients

Sur la vignette clinique 1

Vu le conseil explicite d’un spécialiste (neurologue) et le type de douleur (composante de spasticité, chronique, échec de tout autre traitement) nous proposons d’encourager le patient à essayer le nabiximol, tout en abordant ses craintes et ses à prioris. Il convient de vérifier les interactions avec le reste du traitement, et que le patient ait bien compris les conseils d’usage. Contacter le neurologue pour l’instauration pratique du traitement.

Sur la vignette clinique 2

Dans cette situation nous proposons d’encourager le patient à prendre un traitement de fond contre la migraine, avoir une activité physique régulière et une bonne hygiène de vie. Si échec des diverses options thérapeutiques et si le patient reste fortement gêné sur le plan fonctionnel, une demande à l’OFSP pour un essai avec un médicament à base de cannabinoides pourrait être envisagée.

Un mot sur le «cannabis légal»

Depuis peu, le «cannabis légal» fait beaucoup parler de lui. Il s’agit des fleurs d’une variété du cannabis avec moins de 1% de THC et des taux relativement élevés de CBD (5 à 20%), vendu dans des bureaux de tabac [4]. Des fleurs et des produits dérivés (crème, huile) sont également disponibles légalement sur des sites internet. Il semble qu’une utilisation à des fins d’automédication (notamment troubles de sommeil, anxiété, voir douleurs) semble fréquente. Même si les risques de cet usage sont limités, il convient de mettre en garde les patients contre des produits peu contrôlés et des interactions possibles avec leur médication habituelle.

Conclusion

Le cannabis est une plante millénaire, utilisé depuis des siècles, avec une assez grande marge de sécurité, pour divers problèmes médicaux, dont la douleur chronique. Des découvertes récentes sur les cannabinoïdes ont permis de mieux comprendre les mécanismes d’action, mais des études solides manquent pour recommander son utilisation. Toutefois, en cas d’échec thérapeutique, l’usage de médicaments à base de cannabinoïdes peut être une option intéressante, notamment pour les douleurs ­chroniques. Le coût et les démarches administratives compliquées sont ­actuellement une barrière pour la prescription, pour le patient et le médecin. Des centres pluridisciplinaires de la douleur, peuvent aider à l’évaluation et la décision de traitement dans des cas complexes.

L’essentiel pour la pratique

• Le cannabis contient plusieurs cannabinoïdes, les plus importants étant le tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD), dont les effets sur la douleur peuvent être complémentaires.
• Les cannabinoïdes peuvent être une option pour le traitement de la douleur chronique au cabinet, en cas d’échec de traitements conventionnels.
• Des médicaments à base de cannabinoïdes peuvent être prescrits, par tout médecin, en Suisse, en demandant une autorisation spéciale à l’OFSP pour tout médicament contenant du THC; néanmoins ils sont chers et souvent pas remboursés.
• Les cannabinoïdes (surtout si concentration THC forte) peuvent avoir des effets secondaires et des interactions médicamenteuses, même s’ils sont souvent mieux tolérés que les opioïdes et les AINS.
• Les produits contenant du cannabidiol (CBD) sont licites s’ils contiennent <1% THC. Plusieurs produits sont en vente libre et semblent être utilisés de plus en plus en automédication.
Prof. Dr méd. Barbara Broers
Hôpitaux Universitaires de Geneve
4, rue Gabrielle-Perret-­Gentil
CH-1211 Geneva
barbara.broers[at]unige.ch
1 Vaney C. Le cannabis dans le traitement de la sclérose en plaques: possibilités et limites. Rev Méd Suisse. 2015;11:312–4.
2 Grotenhermen F, Müller-Vahl K. Medicinal Uses of Marijuana and Cannabinoids. Crit Rev Plant Sci. 2017;35(5–6):1–27. http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/07352689.2016.1265360
3 Whiting PF, Wolff RF, Deshpande S, Di Nisio M, Duffy S, Hernandez AV, Kleijnen J. Cannabinoids for Medical Use: A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA. 2015;313(24):2456–73. https://doi.org/10.1001/jama.2015.6358
4 Groupement Romand d’Etudes sur les Addictions: conférence de presse 2017: http://www.grea.ch/sites/default/files/cannabis_et_therapie_-_factsheet_new_-_ok.pdf
5 Site de la Bahnhof Apotheke, Langnau. (accédé 29/1/2018) https://panakeia.ch/fileadmin/user_upload/Downloads/Cannabis/Cannabidiol__CBD_-Loesung_2_5___Preise__Dosierungen_01.pdf
6 Ing Lorenzini K, Broers B, Lalive PH, Dayer P, Desmeules J, Piguet V. Clinical pharmacology of medical cannabinoids in chronic pain. Rev Med Suisse. 2015;11(480):1390,1392–4.