L’avenir de la médecine de premier recours: l’attendre ou le définir?
La base et le centre de responsabilité du soin

L’avenir de la médecine de premier recours: l’attendre ou le définir?

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Édition
2018/18
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01821
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2018;18(18):325-328

Affiliations
a Allgemeinmedizinisches Institut, Universitätsklinikum Erlangen, Allemagne; b Aarburg, Suisse

Publié le 26.09.2018

Qu’est-ce qu’être médecin de famille aujourd’hui? Comment en est-on arrivé là? Que faut-il changer pour que cette catégorie professionnelle survive ? Telles sont les questions traitées dans cet article.

Le mythe du bon vieux médecin de famille décrit un monsieur âgé et sympathique qui dispose certes de moyens limités, mais qui, avec beaucoup de sagesse et de cœur, est très proche de ses patients, dont il connaît la maison, et donc la famille [1]. Aujourd’hui, le médecin de famille (nous entendons par là également les femmes, qui sont concernées depuis longtemps et sont probablement l’avenir) se retrouve dans une situation similaire à celle d’un tennisman au filet face à un lance-balles devenu fou [Ill. 1].
Figure 1: La situation du médecin de famille et de ses patients au 21e siècle? [10, 11]

Comment le médecin de famille s’est-il retrouvé en voie d’extinction?

Le concept sociologique de «modernité» est la meilleure clé pour comprendre cette évolution. L’idéologie de la modernité veut que par la raison, la science, la technique et une spécialisation toujours plus grande, nous finissions par maîtriser définitivement le monde, et même, en fin de compte, la mort. Agir est la maxime première, ne pas agir, c’est-à-dire endurer, impensable. La modernité nous a portés loin. Personne ne voudrait sérieusement revenir à une pré-modernité. Et pourtant, la mort reste invaincue. Face à ce constat, la modernité recourt à une stratégie que le sociologue Zygmunt Bauman a qualifiée de «déconstruction de la mort»: nous retirons la mort, contre laquelle nous ne pouvons rien, de «l’horizon lointain et définitif du cours de la vie»; nous nous positionnons au cœur de notre vie, où nous diluons la mort dans une quantité toujours plus grande de risques et de problèmes de santé contre lesquels, au moins potentiellement, nous pouvons faire quelque chose [2]. Le succès de ces mesures, qui fut considérable au début, ne cesse de s’amoindrir. La courbe de réussite de la modernité s’aplatit. L’investissement ne cesse de croître. L’exemple de la polypharmacie, avec tous ses effets secondaires et ses interactions, montre que la somme des actes médicaux peut s’avérer préjudiciable aux patients. Mais à quoi renoncer? Ici le médecin de famille, en sa qualité de généraliste, peut aider. Mais cela fait de lui une sorte de «médecin négatif» qui cherche à réduire la quantité des mesures médicales – ce qu’il n’a pas appris à faire, et ce qui n’est pas un plaisir. Il est dépassé dans sa situation. Il renonce, épuisé, et peu sont assez fous pour le relever au filet. Il s’éteint, mais pas faute de besoin criant.

L’ascension de la médecine grâce aux découvertes scientifiques

La marche triomphale de la modernité en médecine a débuté avec des hommes comme Rudolph Virchow, Robert Koch ou Paul Ehrlich. Virchow a proclamé la pathologie cellulaire, et donc le principe selon lequel l’origine de la maladie est à chercher dans les cellules du patient. Koch a découvert, entre autres, le vibrion cholérique, ennemi bactérien de l’homme. Paul Ehrlich était à la recherche de la «balle magique», c’est-à-dire l’arme capable de toucher les bactéries hostiles sans endommager les cellules humaines. Ce furent les premiers antibiotiques, dont l’éclatante efficacité sert depuis de mythe et de modèle au progrès médical [3].

Le contre-examen du savoir de ­laboratoire par la preuve

Au milieu des années 1990 est apparue une nouvelle manière de penser: la médecine fondée sur les preuves, ou EBM (Evidence-Based Medicine). On la décrit souvent comme une médecine basée sur la vérification scientifique, ce qu’elle n’est pas seulement. Son apport réside avant tout dans le fait que le conseil médical ne doit plus tant se fonder sur les mécanismes pathophysiologiques et les connaissances de laboratoire, c’est-à-dire la théorie scientifique, que sur un empirisme expérimental et contrôlé, c’est-à-dire l’observation de la réalité. Cet empirisme contrôlé nous fournit des indications sur l’ampleur des effets, positifs ou négatifs, à attendre d’une thérapie. La plupart des médecins et des patients semblent surestimer l’utilité des thérapies médicamenteuses, et en sous-estimer les préjudices [4, 5]. Les activités manipulatrices de l’industrie et le fait que les médecins soient insuffisamment formés à la lecture critique des études se soldent par une surproduction, et donc par toujours plus de balles sur le court de tennis du pauvre médecin de famille [6]. L’EBM est en crise [7].

La spécialisation comme réponse à la complexité, et ses conséquences

Un des signes distinctifs de la modernité est la spécialisation – et donc la disparition des généralistes. L’activité des spécialistes est la plupart du temps bénéfique. L’homme est toutefois sujet à un phénomène que décrit très bien la maxime suivante: «Pour qui n’a qu’un marteau, tout ressemble à un clou.» En outre, la médecine est de plus en plus soumise à des logiques économiques. Pourtant, tout ce qui est rentable économiquement n’est pas forcément raisonnable. S’occuper des malades et des faibles est au cœur de presque toutes les cultures de la terre – c’est tout simplement humain. Le mélange des intérêts économiques et de l’activité médicale nuit non seulement à la réputation des médecins et à la confiance qui nous est accordée, mais aussi, en tant que facteur essentiel de la surproduction, directement à nos patients. La situation du tennisman au filet est la conséquence directe de la modernité et de son aspiration économique au progrès et à la croissance.

Quel rôle joue le généraliste dans le système de santé?

Les systèmes de santé ne soutiennent pas les généralistes. Pour décrire poliment les systèmes de santé de Suisse et d’Allemagne (toutes choses égales par ailleurs), on pourrait employer l’adjectif «fragmenté». Au vu de la situation parallèle des soins primaires et des soins secondaires, on peut se demander dans quelle mesure l’usage du mot «système» est encore justifié.
C’est ainsi que l’image du médecin de famille est aujourd’hui la suivante: il a appris à penser mécaniquement, il travaille dans un système de santé fragmenté, et il est submergé par un progrès toujours plus éclaté, que le généraliste ne peut plus maîtriser dans le détail et qui, dans sa totalité, promet plus de dommages que de bénéfices.

Qu’est-ce qui doit changer?

Le médecin de famille a besoin d’une position et de missions clairement définies dans le système de santé. C’est la position du médecin de premiers recours pour les problèmes de santé aigus, du coordinateur et médiateur entre les spécialistes et le patient en cas d’affection grave, et de soutien responsable pour les problèmes de santé chroniques, sur la durée et jusqu’à l’inévitable décès. Loin d’être un objet, le patient est le partenaire du médecin, et le médecin le conseiller du patient. Au cœur de cette discussion se trouvent la connaissance et la traduction des données factuelles, et en dernier ressort l’acceptation de la part du médecin de la décision du patient, quelle que soit la manière dont elle est prise. Outre du savoir, cela demande aussi du temps. Mais le savoir aussi demande du temps. Où le trouver?

Ne faire que ce qui est acquis et présente une grande utilité médicale (et non scientifique)

Commençons par cesser de nous occuper des choses dont les effets sont si limités ou incertains, ou qui constituent des progrès si réduits, qu’elles n’ont au fond pratiquement aucun intérêt. Concentrons-nous plutôt sur les choses que nous savons depuis longtemps et dont l’utilité et la pertinence nous sont acquises. Le problème de notre époque n’est pas le manque de savoir, mais son application [8].

Ne pas oublier d’appliquer ce qui est acquis et présente une grande utilité médicale

Atul Gawande recommande l’usage des check-list [9]. Celles-ci ne standardisent pas le soin du patient, mais réduisent le risque de passer à côté de certaines décisions. Elles demandent une humilité et une patience telles qu’on ne les a jamais exigées des médecins. Pour les patients aussi, il est plus facile de s’en remettre aux mains supposées d’or du médecin qu’à une check-list. Et pourtant, la check-list que Gawande a développée pour le bloc, en collaboration avec d’autres chirurgiens, a permis, en évitant les méprises et en réduisant les oublis, de sauver bien plus de vies que ne pourraient jamais le faire les mains les plus dorées des meilleurs chirurgiens. Ceci dit, la check-list ne fait qu’illustrer ce qui importe vraiment, à savoir une meilleure organisation du soin.

Standardiser ce qui peut l’être pour le déléguer

Selon le vieil adage, les gens sont au moins aussi semblables les uns des autres que différents. Là où l’individualité n’est pas sollicitée, les procédures médicales peuvent être standardisées, et donc déléguées, de manière à libérer du temps pour les questions qui mettent l’individualité au premier plan. Quand la main d’œuvre médicale se fait rare, il faut la décharger.

Se libérer de la tyrannie de l’urgence

Une part non négligeable du travail du médecin de famille consiste dans la prise en charge de patients atteints d’infections grippales, de douleurs dorsales non spécifiques, d’infection des voies urinaires, de piqûres d’insectes, ou d’autres problèmes de santé aigus qui se résolvent d’eux-mêmes ou sont faciles à traiter. Bon nombre de ces patients ne vont pas chez le médecin, ou n’y vont que parce qu’ils ont besoin d’un arrêt de travail pour quelques jours. Via la prescription d’antibiotiques inutiles, en cas de bronchite aiguë par exemple, ou l’injection d’analgésiques obsolètes, comme on en donne souvent en Allemagne en cas de douleurs dorsales non spécifiques, on encourage les patients à saturer les salles d’attente avec ces problèmes. En adoptant un comportement conforme aux directives, et en déléguant ces problèmes de santé à d’autres prestataires de soins, comme par exemple les infirmiers diplômés, les médecins pourraient alléger leur charge de travail efficacement.

Distinguer clairement entre facteurs de risque et maladie

Une grande partie de l’activité les médecins n’a qu’un rapport indirect avec la maladie. Bien que diagnostiqués de la même manière, l’hypertension artérielle, l’hyperuricémie, l’hypercholestérolémie, le diabète de type 2 ou l’ostéoporose ne sont pas des maladies, mais des facteurs de risque de maladies, dont les seuils d’alerte sont déterminés arbitrairement.
Une fois le risque établi et la décision prise, en accord avec le patient, de le réduire, il s’agit de faire en sorte que cette décision soit suivie d’effets. Les cours de diététique, les exercices physiques, le contrôle de la tension artérielle et le renouvellement des ordonnances, par exemple, peuvent très bien être pris en charge par des professionnels de santé autres que les médecins, de façon à donner au tennisman le temps de s’occuper des choses qui requièrent son expertise (Ill. 2). Ceci dit, la délégation des prestations doit rester sous la surveillance et la responsabilité des généralistes. Pour que cela soit possible, le cadre légal et le système des honoraires doivent être modifiés.
Figure 2: Une image possible de l’avenir des soins primaires.

Résumé

Malgré tous leurs bienfaits, la croissance, le progrès et la spécialisation atteignent des limites au-delà desquelles l’utilité ne justifie plus l’investissement, et la somme d’améliorations toujours plus minimes peut s’avérer préjudiciable à nos patients. Simultanément, l’aspiration au progrès et au profit occulte facilement le but de la médecine, à savoir soulager et aider. Si la médecine de famille veut survivre – et le besoin en est criant – elle doit assumer le rôle de base et de centre de responsabilité du soin, et démontrer qu’elle est en mesure d’accomplir, de manière adéquate et finançable pour tous, les missions inhérentes à cette position. Ces missions sont celles du médecin de premiers recours pour les problèmes de santé aigus, du coordinateur et médiateur entre les spécialistes et le patient en cas d’affection grave, et de soutien responsable pour les problèmes de santé chroniques sur la durée. La crise actuelle est une chance. C’est le moment de redéfinir l’avenir du médecin de famille.
Prof. Dr méd.
Thomas Kühlein
Universitätsklinikum ­Erlangen
Allgemeinmedizinisches Institut
Universitätsstrasse 29
DE-91054 Erlangen
thomas.kuehlein[at]uk-erlangen.de
 1 Callahan CM, Berrios GE. Reinventing Depression: A History of the Treatment of Depression in Primary Care, 1940–2004. Oxford University Press, Oxford 2004.
 2 Bauman Z. Mortality, immortality and other life strategies. Polity Press, Cambridge 1992.
 3 Rose N. Neurochemical selves. Society November 2003, DOI: 10.1007/BF02688204
 4 Hoffmann TC, Del Mar C. Clinicians’ expectations of the benefits and harms of treatments, screening, and tests. A systematic review. JAMA Intern Med. 2017;177(3):407–19.
 5 Hoffmann TC, Del Mar C. Patients’ expectations of the benefits and harms of treatments, screening, and tests. A systematic review. JAMA Intern Med. 2015;175(2):274–86.
 6 Heath I. Overdiagnosis: when good intentions meet vested interests – an essay by Iona Heath. BMJ. 2013;347:f6361.
 7 Greenhalgh T, Howick J, Maskrey N for the Evidence Based Medicine Renaissance Group. Evidence based medicine: a movement in crisis? BMJ 2014;348:g3725.
 8 Gorovitz S, MacIntyre A. Toward a Theory of Medical Fallibility. J Medicine Phil 1976;1(1):51–71.
 9 Gawande A. The Checklist Manifesto. Metropolitan Books, New York 2009.
10 Kuehlein T, et al. How Do I Care for My Patients with …? ­Journal of Health Science 2015;3:141–7.
11 Kühlein T, et al. Wie versorge ich meine Patienten mit …? Z Allg Med. 2017;93(10):396–401.