Don’t Drink and Drive … and Dung
Sensation de malaise, vertiges et érythème chez un ouvrier agricole

Don’t Drink and Drive … and Dung

Case reports
Édition
2019/08
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2019.10107
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2019;19(08):253-256

Affiliations
a Assistenzarzt, Interdisziplinäres Notfallzentrum Kantonsspital Baden; b Chefarzt, Interdisziplinäres Notfallzentrum Kantonsspital Baden

Publié le 31.07.2019

Un homme âgé de 45 ans jusqu’alors en bonne santé s’est présenté dans notre service des urgences en raison d’une sensation de malaise, de vertiges et d’une sensation de chaleur. L’ouvrier agricole et monteur s’est plaint d’«un carrousel dans la tête» et d’un bref voile noir devant les yeux survenus alors qu’il plantait des boutures en serre.

Consultation en urgence et premier contact

Un homme âgé de 45 ans jusqu’alors en bonne santé s’est présenté dans notre service des urgences en raison d’une sensation de malaise, de vertiges et d’une sensation de chaleur. L’ouvrier agricole et monteur originaire d’Europe de l’Est s’est plaint d’«un carrousel dans la tête» et d’un bref voile noir devant les yeux survenus alors qu’il plantait des boutures en serre vers 11h00 du matin; sa tête était alors en position penchée en avant. Une perte de conscience n’était pas survenue. Le patient s’est assis sur le sol et après un court temps de repos, il a continué à travailler sans survenue d’événements particuliers. Des symptômes similaires avaient déjà été observés par le patient dans le passé, lors du travail en serre ou dans les champs. Après la pause de midi, vers 12h00, une sensation de malaise à nouveau accompagnée de vertiges est soudainement survenue alors qu’il était en position assise. Le patient s’est en outre plaint d’une forte sensation de chaleur avec une «chaleur intense dans la tête», ainsi que de céphalées, d’une légère dyspnée et de nausées. En se regardant dans le miroir, le patient s’est effrayé en voyant que son visage avait une apparence rouge et boursouflée.
A l’examen clinique, le patient trapu était hypertendu (pression artérielle de 99/106 mm Hg), tachycarde (fréquence cardiaque de 126/min) et afébrile, avec une saturation périphérique en oxygène normale, et son état général était légèrement réduit. L’examen cutané a ­révélé un érythème marqué sur le visage et sur le tronc (fig. 1). Les zones du visage et du cou exposées au ­soleil présentaient un brunissement frappant. Des ­muqueuses sèches sans lésions apparentes ont été observées dans la région buccale. Les résultats de l’auscultation cardiopulmonaire et de l’examen abdominal et neurologique étaient normaux.
Figure 1: Erythème marqué sur le visage et le tronc: symptomatique des bouffés vasomotrices.
Les examens de laboratoire (tab. 1) ont montré une leucocytose (14,17 milliers/μl) sans augmentation de la protéine C réactive  (CRP) et une créatine phosphokinase (CK) accrue (1572 U/I), mais pas d’augmentation proportionnelle de la CK-MB. La troponine T et les ­D-dimères étaient dans la norme. L’ECG a montré des troubles de la repolarisation non spécifiques dans la dérivation III. Les valeurs de pression artérielle se sont rapidement normalisées spontanément au cours de la première heure de traitement, si bien qu’il n’y avait plus lieu d’initier le traitement antihypertenseur déjà prescrit.
Tableau 1: Résultats de laboratoire du patient.
Paramètre de laboratoireRéférenceA l’arrivéeAprès 3 heuresAprès 3 jours
Sodium (mmol/l)135–145142 140
Potassium (mmol/l)3,5–4,83,6 4,0
Calcium (mmol/l)2,15–2,502,3  
Glucose (mmol/l)4,1–6,16,5  
Créatinine (µmol/l)62–10690 87
ASAT (GOT) (U/l)10–5056  
Créatine phosphokinase CK (U/l)<190 15721324571
CK-MB (U/l)<25706960
CK-MB %6–25%4,55,210,5
Troponine T hypersensible (ng/l)<14,07,711,2 
CRP (mg/l)<51,3  
Leucocytes (milliers/µl)3,7–11,214,17 12,2
Erythrocytes (millions/µl)4,32–5,665,42 5,76
Hémoglobine (g/dl)14,4–17,515,2 16,0
Thrombocytes (milliers/µl)150–450305 299
Temps de Quick -veineux (INR)0,9–1,2 0,9  
D-dimères, quantitatif (µg FEU/l)<500<150  

Commentaire

L’anamnèse était en apparence une anamnèse classique d’une présyncope: vertiges rotatoires, voile noir devant les yeux lors des changements de position du corps, ainsi qu’amélioration rapide des symptômes après stabilisation du système circulatoire et repos physique. Les présyncopes et les syncopes sont un motif fréquent de consultation aux services des urgences [1]. Les patients bien instruits peuvent efficacement prévenir les syncopes orthostatiques au moyen de mesures faciles à assimiler (par ex. changer lentement la position du corps ou augmenter le tonus musculaire) [2]. Les vertiges au repos de survenue soudaine accompagnés d’une détresse respiratoire (deuxième événement vers 12h00) ainsi que l’hypertension sont des signaux d’alerte pouvant survenir en cas d’événements thromboemboliques (infarctus du myocarde, embolies des artères pulmonaires, accidents vasculaires cérébraux). Il convient alors d’évaluer les paramètres vitaux, de stratifier le risque cardiovasculaire au moyen d’une anamnèse approfondie et d’au moins un ECG et de réaliser des analyses de laboratoire (notamment hémogramme complet et éventuellement D-dimères et enzymes cardiaques). Chez un ouvrier agricole fortement exposé au soleil, un érythème marqué sur le visage et le tronc pourrait être compatible avec une dermatite solaire, mais il pourrait également s’agir d’une réaction à des facteurs de stress endogènes ou exogènes. Une CK accrue n’est pas inhabituelle chez les travailleurs accomplissant des tâches très physiques [3]. Sur le plan du diagnostic différentiel, la sensation de chaleur faisait penser à la symptomatique des bouffées vasomotrices, qui pourraient par ex. trouver leur origine dans la prise de médicaments, la consommation d’aliments, un stress émotionnel ou une anaphylaxie.

Anamnèse approfondie et lunettes ­soudainement embuées

Dans le cadre de l’anamnèse systémique approfondie, le patient a déclaré ne pas présenter de fièvre, frissons, sueurs nocturnes, rhume, diarrhée, douleurs abdominales, vomissements ou dysurie. Il n’y avait aucune ­allergie connue. Le patient était un grand fumeur (30–35 cigarettes par jour, de façon cumulative env. 40 paquets-années), buvait occasionnellement de l’alcool (bière) et ne consommait pas de drogues. Il ne prenait pas de traitement médicamenteux à long terme. Le patient était marié et avait trois enfants.
Pendant le recueil de l’anamnèse, le médecin traitant a remarqué que les lunettes du patient s’embuaient progressivement et qu’il développait une hyperhidrose au niveau du visage. L’érythème s’est manifesté plus clairement et il n’était pas douloureux à la palpation. Le visage est devenu rouge tomate. Sur demande, le patient a indiqué souffrir à nouveau d’une sensation de chaleur intense au niveau de la tête, ainsi que de légères nausées et d’une sensation de malaise. Au total, cette bouffée vasomotrice observée directement a duré quelques minutes, pendant lesquelles le patient, hémodynamiquement stable et en position allongée, a continué d’être interrogé et examiné. Le matin même, le patient avait pour la première fois procédé à l’épandage de cyanamide calcique dans les champs et n’avait pas présenté de symptômes pendant l’épandage (en position assise dans la cabine du tracteur). Dans le passé, il avait déjà été exposé à plusieurs reprises à la cyanamide calcique dans le cadre du stockage de la marchandise, mais le jour de la consultation en urgence, il s’agissait de la plus longue exposition à la cyanamide calcique en raison de l’épandage pendant 3 heures. Les indications concernant la marque et la composition du produit ont été obtenues par téléphone auprès de l’employeur. Nous nous sommes concertés avec Tox Info Suisse. Les symptômes du patient ont commencé après la consommation d’un demi-litre de bière alcoolisée lors du repas de midi.

Commentaire

La symptomatique des bouffées vasomotrices observée directement et le recentrage de l’anamnèse ont dans ce cas conduit à un diagnostic de suspicion d’intoxication à l’engrais cyanamide calcique.
Les intoxications à la cyanamide calcique, qui est scindée en carbonate de calcium et en cyanamide dans le corps humain, sont très rares. Selon nous, trois modes d’action pertinents pour la clinique découlent des rares données publiées:
1. En grande quantité et notamment en association avec l’humidité, la cyanamide calcique présente une action corrosive. Ainsi, des lésions de la peau et des muqueuses sous forme d’ulcères, ainsi que des irritations des voies respiratoires et des amygdales survenues avec quelques jours de latence, ont été décrites [4]. Chez notre patient, aucune brûlure chimique n’a été observée au moment de la consultation. La cyanamide calcique peut donc déclencher une intoxication, par ex. lorsqu’elle est inhalée en grandes quantités.
2. La présence d’alcool potentialise d’env. 30 fois l’action toxique [5], car il a été démontré que la cyanamide est un puissant inhibiteur des aldéhydes déshydrogénases, conduisant ainsi à une accumulation d’acétaldéhyde dans l’organisme [6]. Le complexe de symptômes déclenché par ce biais, comprenant bouffées vasomotrices, tachycardie et oppression respiratoire, est également décrit en tant que «brûlure par cyanamide calcique» [7], ce qui correspond en principe à une réaction typique à Antabus®/ au disulfirame. La bière consommée à midi (0,5 l à 4,5% d’alcool) a potentialisé l’action toxique de la cyanamide calcique, qui est devenue pertinente sur le plan clinique.
3. Au début du siècle dernier, il avait déjà été démontré que la cyanamide modifie la structure de la cystéine contenue dans le glutathion. L’action anti-oxydante de la cystéine est ainsi annulée et cela explique également l’action toxique de la cyanamide. La cyanamide prive les cellules de leur capacité d’oxydation/de réduction, jusqu’à ce que la cystéine soit à nouveau régénérée par le corps [8].
L’action toxique systémique de la cyanamide calcique potentialisée par l’alcool peut également livrer une explication possible pour les symptômes multiples décrits dans quelques rares anciennes publications de cas, tels que céphalées, nausées, vertiges, altération de la respiration, tachycardie, variations de la pression artérielle et bouffées vasomotrices.
Chez notre patient, l’action toxique s’est manifestée après la consommation d’alcool, par le bais de l’apparition de bouffées vasomotrices. Le patient nous a assuré qu’il portait des gants pendant la phase de contact avec la cyanamide calcique. Il convient donc de partir du principe qu’il a inhalé une quantité pertinente de cyanamide calcique sous la forme du produit initial en poudre.
Dans tous les cas, il existe un risque de pose d’un diagnostic erroné (par exemple banale grippe, épisode hypertensif) et de passer à côté d’une intoxication fulminante à la cyanamide calcique, dont l’issue est potentiellement fatale.

Surveillance au service des urgences et contrôle de suivi en ambulatoire

Sur la base des mesures recommandées par Tox Info Suisse, l’état de conscience, la circulation et la respiration du patient ont été surveillés pendant plusieurs heures jusqu’à l’absence de symptômes, y compris par ECG. Après 3 heures (c.-à-d. 6 heures après les premiers symptômes), les symptômes dominants sur le plan clinique, à savoir les bouffées vasomotrices, ont cessé et le patient a pu quitter l’hôpital avec des paramètres ­vitaux normaux malgré une sensation générale de ­malaise.
Les analyses de laboratoire de suivi réalisées 3 jours après la consultation en urgence n’ont plus révélé de réactions d’intolérance typiques chez le patient. Il a déclaré ne pas présenter de fièvre, vertiges, sensation de chaleur et douleurs abdominales. Toutefois, le patient a indiqué présenter des selles noires et de légères ­brûlures d’estomac. Sur le plan clinique, l’examen cardiopulmonaire et l’examen abdominal sont restés ­normaux. Le patient était normocarde (fréquence ­cardiaque de 81/min) et légèrement hypertendu (148/94 mm Hg). Les analyses de laboratoire ont montré une hémoglobine toujours dans la norme, ainsi qu’une CK en régression (571 U/I). Un traitement d’1 semaine par inhibiteurs de la pompe à protons à une dose modérée a ensuite été initié. Quelques semaines plus tard, le patient a indiqué par téléphone ne plus présenter de symptômes.

Commentaire

Au cours d’une expérience, l’inhibition des aldéhydes déshydrogénases par la cyanamide a pu être mise en évidence pendant 24 heures, le plus grand effet inhibiteur survenant pendant les 6 premières heures [6]. Chez notre patient, cela coïncidait avec la régression de la symptomatique des bouffées vasomotrices. Toutefois, en cas de persistance des symptômes gastro-intestinaux au moment du contrôle de suivi, il convient de partir du principe que des séquelles sont encore présentes après l’exposition à la cyanamide calcique. Une ingestion accidentelle de cyanamide calcique pendant l’épandage avec une action corrosive locale dans la région des muqueuses du tractus gastro-intestinal supérieur et des «brûlures d’estomac» ainsi qu’un méléna en tant que séquelles (avec régression clinique complète) serait envisageable.
Les recommandations actuelles des centres antipoison concernant les premiers secours se limitent au traitement symptomatique. Jusqu’au milieu du dernier siècle, les symptômes d’intoxication potentialisés par l’alcool ont pu être enrayés par des injections de cystéine dans des cas individuels (aujourd’hui, il n’existe plus de recommandation thérapeutique).
On ne peut que spéculer quant aux concentrations de cyanamide calcique dans le sang et les différents ­organes chez notre patient. Selon nos recherches, les ­laboratoires qui proposent ce type de mesures expérimentales spécifiques et coûteuses ne se trouvent qu’à l’étranger.

Messages à retenir

1. Lorsque des symptômes divergents et l’évolution clinique conduisent à douter du diagnostic initial, le recentrage sur l’anamnèse peut être décisif pour l’établissement du diagnostic.
2. Les ouvriers agricoles et saisonniers venant souvent de pays étrangers doivent avoir accès à une protection respiratoire en cas d’épandage de cyanamide calcique pendant plusieurs heures, afin de réduire l’exposition par inhalation.
3. Une abstinence alcoolique de 24—72 heures devrait être observée pendant l’exposition aux engrais à base de cyanamide calcique.
Dr. med. Bahador Javaheri
Assistenzarzt
Interdisziplinäres ­Notfallzentrum
Kantonsspital Baden
Im Ergel 1
CH-5404 Baden
bahador.javaheri[at]hin.ch
 1 Probst MA, Kanzaria HK, Gbedemah M, Richardson LD, Sun BC. National trends in resource utilization associated with ED visits for syncope. Am J Emerg Med. 2015;33(8):998–1001.
 2 Shen WK, Sheldon RS, Benditt DG, Cohen MI, Forman DE, Goldberger ZD, et al. 2017 ACC/AHA/HRS Guideline for the Evaluation and Management of Patients With Syncope: A Report of the American College of Cardiology/American Heart Association Task Force on Clinical Practice Guidelines and the Heart Rhythm Society. J Am Coll Cardiol. 2017;70(5):e39–e110.
 3 Vejjajiva A, Teasdale GM. Serum Creatine Kinase and Physical Exercise. Br Med J. 1965;1(5451):1653–4.
 4 Jordi A. Vergiftungen durch den Kunstdünger Kalkstickstoff (Calciumcyanamid). Schweiz Med Wochenschr. 1947;77(30):805.
 5 Flury F, Zernik F. Schädliche Gase, Dämpfe, Nebel, Rauch- und Staubarten. Berlin: Verlag Jul. Springer; 1931.
 6 Deitrich RA, Troxell PA, Worth WS. Inhibition of aldehyde dehydrogenase in brain and liver by cyanamide. Biochem Pharmacol. 1976;25(24):2733–7.
 7 Schiele R, Soll F, Weltle D, Valentin H. Field study of workers with longterm exposure to calcium cyanamide (author’s transl). Zentralbl Bakteriol Mikrobiol Hyg B. 1981;173(1-2):13–28.
 8 Glaubach S. Naunyn-Schmiedeberg’s Arch f exper Path Pharmak. 1926(247–57):117.
 9 Hauschild F. Fatal calcium cyanide poisoning and the problem of disturbed decomposition of alcohol. S Afr J Clin Sci. 1953;4(6):311–20.
10 Kojima T, Nagasawa N, Yashiki M, Iwasaki Y, Kubo H, Kimura N. A fatal case of drinking and cyanamide intake. Nihon hoigaku zasshi = The Japanese journal of legal medicine. 1997;51(2):111–5.