Rogue:

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Édition
2018/05
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01577
Prim Hosp Care (fr). 2018;18(05):90

Publié le 07.03.2018

Rogue

Je ne parle pas ici du nouveau Starwar, plutôt d’un certain ­Severus. Le prof qui fait trembler Neville Longbottom. Celui qui est surdoué, et tellement mal dans sa peau qu’il rend la vie des autres impossible. Quelqu’un de mauvais en matière de lien ­social, qui se force a être sympathique avec les patients, et qui a une peur dévorante que JE fasse une bourde dont elle sera responsable.
Quelqu’un a dit chirurgienne? Bingo!
Dire bonjour au patient avant l’opération est surveillé, le lavage des mains est surveillé, si j’ai des boucles d’oreilles il va falloir les enlever, si je souris trop ça se voit sous le masque... Quand le patient est sous le champ, il ne faut pas parler, jamais dire «oh non» ou un mot négatif («un peu moins tirer sur l’écarteur» compte comme une phrase à connotation négative...). Croyez-vous qu’il est possible d’opérer avec quelqu’un qui tire votre main et tape sur vos instruments au lieu de vous parler et de donner des instructions? Ben non. Impossible. Même en connaissant la procédure par cœur. Je ne maîtrise pas la télépathie, et quand bien même, je ne voudrais juste pas l’aider avec cette fichue attitude injustifiée.
De plus, je suis facilement stressée, et je me mets à trembler quand la pression silencieuse monte. Alors je l’enquiquine en parlant au patient, en le rassurant quand l’opération est en anesthésie locale, en parlant à l’instrumentiste quand c’est sous narcose.
Elle me le rend sacrément bien: elle défait synthétiquement mon travail pour le refaire. Je suis d’accord, elle est cadre, elle a un excellent savoir-faire. Mais à se la jouer Rockstar solo, elle a perdu une chose capitale qui fait partie d’un hôpital universitaire: la capacité d’enseigner. Les chefs qui me font le plus progresser sont ceux auxquels je souhaite ressembler, ceux qui disent quand quelque chose cloche, et quand il y a une réussite. Ceux-là, ils opèrent en étant dans un autre monde, ils ont un ­niveau de concentration qui les focalise sur chaque étape et ils délèguent les tâches subalternes.
See one, Learn one, Do one, Teach one.
J’aimais bien donner les travaux pratiques à l’université. Enseigner demande d’être adaptable à son interlocuteur, mais surtout d’être préparé à 200%. Je peux imaginer que si ce n’est pas le cas, décrédibiliser l’interlocuteur pour asseoir son savoir doit être tentant... Alors j’arrête d’essayer, je m’imagine rétrécie à 10 microns, traverser la cornée et plonger depuis la bordure de cet iris noisette jusque sur le cristallin, glisser sur la capsule externe, descendre l’échelle puis nager dans du vitré. Je m’imagine que cette gelée translucide doit être hyper collante, et qu’il y fait terriblement sombre... Et si on titillait un peu le nerf optique? «bouclette! Tu peux faire le pansement.» ... douce rêverie qui fait passer plus vite les opérations inintéressantes.
Boucle d’Or (pseudonyme d’un assistante en formation qui raconte sa vie médicale au quotidien, ses joies, ses faux-pas)
Correspondance: stagesdeboucledor[at]gmail.com
Crédit photo: «Boucle d’or et les trois ours» de Rose Celli, Gerda Muller © Éditions Père Castor-Flammarion