La multimorbidité et le médecin de famille en Suisse
Définition, défis et besoins

La multimorbidité et le médecin de famille en Suisse

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Édition
2018/06
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01720
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2018;18(06):103-104

Affiliations
IUMF, Institut de Médecine de Famille, Lausanne

Publié le 21.03.2018

Des chercheurs aux assureurs, des économistes aux politiques, et surtout les soignants, beaucoup le disent: notre système de santé n’est pas au bout de ses peines et il est illusoire de croire que les coûts vont baisser par la seule magie d’une réformette tarifaire, d’une énième initiative populaire ou d’une croyance bornée en la ­régulation du marché. Car il y a une évidence: nos ­populations vieillissent et corollaire, le pourcentage de ­personnes atteintes de plusieurs maladies chroniques augmente quasi exponentiellement avec l’âge [1]. Au point d’utiliser un vocabulaire apocalyptique, emprunté à la météorologie des catastrophes, comme le «tsunami gris». Mais qu’en est-il vraiment de ce raz de marée et quel impact peut-il exercer sur nos pratiques de médecins de famille suisses?
Une première interrogation tient à la définition de la multimorbidité. A partir de combien de maladies est-on multimorbide? Deux, trois, quatre? Selon certains auteurs [2], il s’agit de la présence chez un patient d’au moins deux conditions chroniques concomitantes (maladie, facteur de risque ou symptôme). D’autres veulent parler d’interactions complexes de plusieurs maladies co-existantes. Mais qu’entend-on au juste par complexité? Personne âgée fragile, trouble psychiatrique additionnel, niveau socio-économique? Les ­limites restent à définir surtout pour l’épidémiologie et la recherche si l’on veut comparer des groupes plutôt homogènes. Et rien n’est plus inhomogène qu’un ­nonagénaire avec de l’arthrose asymptomatique et de légers troubles cognitifs comparé à un sexagénaire ­coronarien avec un syndrome métabolique. Et pourtant, tous les deux sont multimorbides… D’où, les ­limitations d’une définition stéréotypée de la multimorbidité en clinique, à fortiori pour développer des guidelines.

Le projet de recherche Multimorbidity in Family Medicine

Et en Suisse, qu’en est-il? Pour répondre à cette question, les 5 instituts de médecine de famille (BS, BE, GE, LS, ZH) sous la conduite de Lausanne, ont lancé le projet de recherche intitulé MMFM (Multimorbidity in Family Medicine). Avec comme triple objectif:
1. d’évaluer le fardeau que représentent les patients multimorbides dans les soins primaires en Suisse;
2. d’identifier les déterminants de cette charge notamment en terme d’utilisation des soins, de qualité de vie ou d’obstacle au traitement;
3. de décrire les priorités des médecins de famille et des patients dans la gestion de la multimorbidité.
Pour ce faire, les auteurs de l’étude ont pu enrôler 100 médecins généralistes de quasi toute la Suisse recrutant chacun environ 10 patients pour un total de 888 patients correspondant aux critères d’inclusion suivants: plus de 18 ans, au moins 3 conditions chroniques sur une liste pré-établie de 75 conditions et un suivi médical d’au moins 6 mois. Les médecins de famille avaient un questionnaire à remplir, les patients ont été interrogés par téléphone.
Les premiers résultats publiés récemment [3], montrent une prévalence élevée de conditions chroniques que l’on retrouve dans la littérature internationale: hypertension, facteurs de risques cardio-vas­culaires, diabète, obésité, maladies coronariennes, dépression, arthrose…
Le fardeau que représentent ces maladies est important sur l’utilisation des services de soins ambulatoires médicaux et paramédicaux. Jusque-là, rien de bien nouveau, hormis la disponibilité de données suisses, plutôt rares dans le domaine ambulatoire. De manière intéressante, cette étude montre qu’il est pratiquement impossible de définir des groupes de maladies cohérents, chaque patient présentant presque toujours une combinaison unique de maladies chroniques. Un autre aspect ressort de ces résultats intermédiaires, lié aux réponses des patients: leurs priorités de santé ­diffèrent fortement de celles de leurs médecins. Un exemple? Un patient présentant un diabète avec une maladie coronarienne est moins intéressé que son médecin par le contrôle strict des facteurs de risques ou des glycémies pour gagner quelques mois d’espérance de vie. Il lui importe surtout de maintenir son autonomie à domicile ou de soulager ses douleurs. Il s’agit donc de prioriser, mais par qui? le médecin ou son patient? qui a raison et comment faire?
Sacré défi! D’autant plus que la littérature médicale n’apporte que peu de solutions pour nous guider. Les résultats d’une étude [4] parue en 2011 montrent que, pour la majorité des patients multimorbides, leurs ­préférences vont au maintien de l’indépendance et au contrôle de la douleur. La durée de vie n’est pas si ­importante, surtout à un certain âge. Ce type de recherche conclut aussi à une large variabilité des réponses. Les priorités changent beaucoup d’un patient à l’autre et pour le même patient, elles peuvent aussi évoluer au cours du temps.
Alors, que faire? Là aussi, les publications scientifiques ne nous sont pas d’une grande aide, avec très peu d’évaluations d’interventions utiles pour la prise en charge des patients multimorbides. Mercer [5] nous propose une liste de 10 mesures (tab. 1) pour aborder ces patients. Curieusement, on peut y retrouver la plupart des valeurs et des caractéristiques de la médecine de famille: l’approche globale, la continuité, le temps, l’importance de la relation, la déprescription médicamenteuse, le jugement clinique, le travail en équipe. Mais est-ce si étonnant? Intuitivement et pratiquement, nous le savons déjà que la plupart de ces conditions doivent être réunies pour nous occuper ensemble avec d’autres soignants de ces patients complexes qui challengent notre formation de médecin encore trop axée sur les soins aigus et les monopathologies.
Tableau 1: Dix astuces pour la prise en charge des patients multimorbides.
 1.Approche globale
 2.Registre
 3.Accent mis sur la qualité de vie
 4.Maladie psychiatrique
 5.Relation thérapeutique
 6.Evaluation clinique
 7.Traitement simplifié
 8.Plus longue durée des consultations
 9.Continuité thérapeutique
10.Travail d’équipe

Un défi à tous les niveaux

La multimorbidité reste donc un défi à tous les niveaux: dans la relation individuelle avec les soignants qui doivent collaborer en équipes interprofessionnelles autour des priorités du patient, dans l’organisation, la formation et la valorisation de cette activité pluriprofessionnelle, dans l’intégration des soins ­secondaires et tertiaires, bref dans la réorganisation ­globale du système de santé trop focalisé sur les soins aigus et sur la clinique comme seule solution aux problèmes de santé des patients. Avec, dans ce domaine aussi, une nécessité de prioriser sans rationner, tout en garantissant des soins équitables pour tous, si l’on veut pérenniser un système abordable et finançable.
Les besoins semblent énormes, pas seulement en résultats de recherche pour améliorer la prise en charge clinique de ces patients chroniques souvent exclus des études, mais aussi en modules innovants de formation interprofessionnelle, et enfin, en nouveaux modèles d’organisation et de financement de notre système de santé qu’ils soient locaux ou nationaux.
Insurmontable défi? Gageons que non, si tous ensemble, patients, soignants, formateurs, assureurs, ­politiques, collaborent sur des valeurs partagées pour un but commun: soulager la souffrance des maladies chroniques.
Dr méd. ­François-Gérard Héritier
Faverge 21
CH-2853 Courfaivre
heritier.vf[at]vtxnet.ch
1 Barnett K, Mercer SW, Norbury M, Watt G, Wyke S, Guthrie B. Epidemiology of multimorbidity and implications for health care, research, and medical education: a cross-sectional study. Lancet. 2012;380(9836):37–43.
2 van den Akker M, Buntinx F, Knottnerus AJ. Comorbidity or multimorbidity; what’s in a name? A review of literature. Eur J Gen Pract. 1996;2(2):65–70.
3 Déruaz-Luyet A, N’Goran AA, Senn N, Bodenmann P, Pasquier J, Widmer D, et al. Multimorbidity and patterns of chronic conditions in a primary care population in Switzerland: a cross-sectional study. BMJ Open. 2017;7(6):e013664.
4 Fried TR, Tinetti ME, Iannone L, O’Leary JR, Towle V, Van Ness PH. Health outcome prioritization as a tool for decision making among older persons with multiple chronic conditions. Arch Intern Med. 2011;171(20):1854–6.
5 ABC of Multimorbidity, First Edition. Edited by Stewart W. Mercer, Chris Salisbury and Martin Fortin. © 2014 John Wiley & Sons, Ltd. Published 2014 by John Wiley & Sons, Ltd.