Migration et santé mentale – quel rôle pour les médecins de famille?
L’espoir d’une vie en sécurité et dans la dignité

Migration et santé mentale – quel rôle pour les médecins de famille?

Lernen
Édition
2018/23
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01848
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2018;18(23):420-423

Affiliations
Médecin de famille, Berne; ancien médecin consultant au Service ambulatoire pour victimes de la torture et de la guerre, Berne

Publié le 05.12.2018

Les médecins de famille sont des personnes de confiance essentielles pour les gens qui arrivent en Suisse après avoir fui la guerre et la torture. Cette confiance doit s’instaurer avec le temps; pour ce faire, le cabinet médical est un lieu important.

L’histoire de la Suisse a toujours été, entre autres choses, une histoire de migration. Des siècles durant, de jeunes gens ont quitté leur pays pour se battre, servir ou tenter leur chance à l’étranger: migration de travail militaire à partir du 15 siècle, migration de travail civile (vachers, boulangers, architectes, chercheurs, artistes, etc.), fuite pour motifs religieux ou politiques, et migration de pauvreté, parfois décrétée par les autorités [1]. Cette migration a été forcée plus d’une fois – en 1855, la moitié d’un groupe de plus de 300 citoyens pauvres de Rothrist (= Niederwyl bei Zofingen) a été contrainte par la commune d’entreprendre le long voyage pour l’Amérique (fig. 1 et 2).
Figure 1: Extrait du New York Times , 1855.
Les dernières vagues d’émigration, dans les années vingt du siècle dernier, avaient pour destination ­l’Argentine. Aujourd’hui encore, les histoires d’émigration des ancêtres sont vivaces dans de nombreuses ­familles.
Nous vivons aujourd’hui – après les grandes vagues d’immigration au début du vingtième siècle et pendant l’essor économique – une immigration de réfugiés qui fuient la guerre, la pauvreté et la torture. Ces gens ont souvent vécu des choses terribles, chez eux et sur la route de l’exil. Ils ont été forcés de quitter leur pays, et espèrent trouver la sécurité et une vie dans la dignité; ils viennent avec des idées, des espoirs et des désirs que nous ne connaissons pas et qui nous sont étrangers.
Figure 2: Monument aux émigrés, Rothrist.

En consultation

Les motifs de consultation les plus fréquents sont les maux de dos, les troubles gastriques et les troubles du sommeil; mais la visite chez le médecin est souvent motivée par des soucis apparemment anodins, comme l’acné ou la perte de cheveux. Derrière des troubles bénins peut se cacher une grande angoisse: Ai-je attrapé une maladie grave après les privations de l’exil? La torture a-t-elle causé des dommages irréversibles?
La compréhension orale est souvent difficile; malheureusement, le fâcheux problème des coûts de traduction non couverts attend toujours une solution. ­L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a lancé le Service national d’interprétariat téléphonique (au 0842 442 442, 3 CHF/minute, minimum 30 CHF/entretien), qui travaille avec des interprètes qualifiés et certifiés et est soumis au secret médical. Différentes organisations caritatives offrent également des services de traduction, qu’on peut trouver grâce aux services d’interprétariat locaux d’INTERPRET: www.inter-pret.ch [2].
Les «différences culturelles», comme on dit, sont aussi considérées comme une difficulté: des gens qui apportent leurs expériences d’un système de santé que nous ne connaissons pas; qui se comportent de manière inhabituelle, exigeante ou très passive; qui expriment leur souffrance dans des mots qui nous sont étrangers; qui entretiennent des espoirs irréalistes ou des peurs incompréhensibles.
Même si les stéréotypes nous épargnent beaucoup de temps et de réflexion, nous avons devant nous un individu avec une histoire individuelle; si son comportement ou ses pensées nous sont incompréhensibles, ­interrogeons cette personne! Les stéréotypes n’aident pas à comprendre une personne malade; les expériences de vie de l’individu concret, son vécu de la maladie, les stratégies qu’il a développées pour surmonter ses difficultés, sont autant d’éléments bien plus importants que la «culture».

Des réfugiés traumatisés

On diagnostique un trouble de stress post-traumatique (TSPT) (tab. 1) chez 30 à 60% des nouveaux réfugiés; la prévalence chute à 15–20% chez les réfugiés reconnus [3]. La prévalence de la dépression est au moins aussi élevée, et dans certaines études plus élevée que celle du TSPT.
Tableau 1: Trouble de stress post-traumatique.
Evénement traumatique, début de 1 à 6 mois après
Souvenirs envahissants: flashbacks, rêves, détresse ­intérieure (Intrusion)
Comportement d’évitement (Constriction)
Amnésie partielle/totale
Surexcitation (hyperarousal): troubles du sommeil, irritabilité, difficultés de concentration, hypervigilance, tendance à ­sursauter.
La morbidité psychique ne fait pas que décroître avec le temps; elle dépend aussi de l’intensité du traumatisme subi. Parmi les demandeurs d’asile du Proche-Orient, la prévalence du TSPT est de 30% chez les Syriens, c’est-à-dire plus de deux fois plus élevée que chez les non ­syriens (fig. 3).
Figure 3: Prévalence des troubles psychiques chez les demandeurs d’asile du ­Proche-Orient dans un service d’urgence universitaire (Inselspital, Berne).
Pfortmueller CA, Schwetlick M, Mueller T, Lehmann B, Exadaktylos AK (2016) Adult ­Asylum Seekers from the Middle East Including Syria in Central Europe: What Are Their Health Care Problems? PLoS ONE 11(2): e0148196. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0148196 .
Comment reconnaît-on un traumatisme? Les principaux symptômes qu’on évoque spontanément sont les troubles du sommeil, les troubles de la concentration et la nervosité. L’anamnèse doit permettre de s’enquérir des cauchemars, des comportements d’évitement, et du repli social.
La comorbidité est fréquente, aussi bien avec les dépressions qu’avec les troubles de l’adaptation et les deuils prolongés. L’établissement du diagnostic dans le cabinet médical est souvent difficile – et n’est peut-être pas prioritaire. Le pragmatisme commande de se concentrer sur la souffrance du patient: Arrive-t-il à dormir? A-t-il de graves problèmes de concentration? Les flashbacks et les réflexes d’évitement nuisent-ils à sa gestion du quotidien? Dans ces cas-là, il est recommandé d’adresser le patient à un spécialiste, que ce soit au sein du Service ambulatoire pour victimes de la ­torture et de la guerre, dans un service spécialisé de consultation transculturelle, ou à un collègue psychiatre ou psychothérapeute (médecin ou pas) spécialisé dans le traitement des personnes traumatisées.
Mentionnons ici que de nombreux réfugiés éprouvent de vives réticences à l’égard des traitements psychopharmacologiques; d’un côté, ils associent la maladie psychique à la psychiatrie, souvent peu développée, qu’on exerce dans les institutions de leur pays; de l’autre, les médicaments sont employés dans la torture, et éveillent la peur de perdre le contrôle.
Les douleurs chroniques, en particulier les maux de dos et de tête, sont un signe important de traumatisme et de torture. Elles expriment une grande tension interne, qui par moments peut s’avérer insoutenable (et conduit ­fréquemment à des consultations en urgence et à des visites dans les services d’urgence). La peur est un facteur central: peur de dommages irréversibles causés par la torture et les mauvais traitements; peur de l’invalidité, et partant, de l’impossibilité de construire une nouvelle vie. On est souvent étonné des réponses que recueille la question: «Que craignez-vous le plus?» Un patient, par exemple, après avoir vu à la télévision de son pays un ­reportage sur une personne qui avait été torturée et souffrait des mêmes maux de dos que lui, voyait déjà son avenir en fauteuil roulant. Les liens entre le traumatisme et les douleurs sont souvent pas évidents pour les patients. Il est indiqué, par exemple en consignant l’évolution des douleurs dans un journal, d’établir un rapport entre la douleur et l’état ­psychique (sommeil, nervosité, «stress»).

Le traumatisme doit-il être évoqué?

L’expérience a montré que la décision d’évoquer ou non le traumatisme devait revenir au patient. D’une part, il ne nous revient pas de poser des questions qui ont peut-être été récemment posées par les autorités migratoires; d’autre part, une exploration trop énergique peut provoquer des réminiscences douloureuses et une dissociation. Une enquête anamnestique qui éveille des souvenirs pendant l’interrogatoire peut, chez les patients traumatisés, générer de la peur, du désarroi et des états dissociatifs – en particulier quand la relation médecin-patient est encore de courte durée. Les données anamnestiques ainsi obtenues sont souvent contradictoires et imprécises (ce qui est malheureusement utilisé par les autorités migratoires au détriment de la personne). Il est recommandé de procéder très précautionneusement. Il suffit souvent de demander si quelqu’un a été en prison ou dans un camp pour établir un savoir implicite et mutuel qui pourra être mis en mots en temps voulu.
Ce qui compte, c’est l’empathie, la transparence (explication des examens prévus, des résultats, des éventuels transferts), une approche calme sans temps d’attente inutile, et la capacité à rassurer (évoquer le secret médical, veiller à la disposition des sièges, respecter les distances physiques et psychiques).

Qu’attendent de nous les réfugiés?

Les réfugiés attendent énormément de nous! Une fois la confiance établie, nous devenons des interlocuteurs essentiels, à qui s’adressent beaucoup de questions. Les éléments suivants sont essentiels: le temps – la confiance – l’intérêt pour le contexte politique et historique – l’évocation directe des symptômes psychiques (cauchemars, flashbacks, nervosité, troubles de la concentration, deuil, comportements d’évitement) – l’information et la psychoéducation concernant les TSPT et autres troubles post-traumatiques [5].
Le modèle pathologique de nombreux réfugiés traumatisés est multifactoriel et psychosocial – ceux-ci voient dans leur état le résultat d’une multitude de facteurs de stress agissant sur leur vie [6]. Ils font souvent le lien avec leurs difficultés actuelles; le traumatisme lui-même est rarement évoqué. Peut-être faute d’espérer qu’un traitement puisse guérir la douleur subie? Le concept du traitement psychothérapeutique par la ­parole reste étranger à de nombreuses personnes. A nous d’expliquer à nos ­patients le sens du traitement psychothérapeutique des traumatismes – et le cas échéant les encourager à s’y soumettre.

Les facteurs de réussite du traitement

Schématiquement, on peut distinguer quatre niveaux [7]:
– Le niveau de l’autogestion du patient – soutenu par des pairs aux expériences similaires et une aide psychoéducative (via le médecin de famille par exemple);
– Le niveau de l’aide psychosociale: logement, formation, travail – soutenu par la médiation et les attestations du médecin de famille, par les organisations caritatives et les services sociaux;
– Le niveau du traitement de la comorbidité: états douloureux, maladies somatiques, infections – le domaine de la médecine de premier recours;
– Et enfin, le niveau de la traumathérapie en tant que telle, par des services spécialisés et des psychologues et psychiatres établis.
Le pronostic des troubles post-traumatiques psychiques est généralement favorable; il existe une tendance non négligeable à l’auto-guérison. Les facteurs psychosociaux ont une influence déterminante sur la guérison; on trouve au premier rang de ces facteurs la sécurité physique et psychique – telle que garantie par un statut de résident stable.
Le travail psychothérapeutique avec des personnes traumatisées nécessite un terrain sûr pour s’attaquer au traumatisme; si cette sécurité n’est pas garantie, il ne reste que la stabilisation et la thérapie symptomatique. La plupart des méthodes psychothérapeutiques travaillent avec la réexposition au traumatisme; cela ne fait pourtant pas l’unanimité. Pour d’autres informations concernant la psychothérapie avec les personnes traumatisées, il est conseillé de se reporter à la littérature spécialisée [8].

Les facteurs post-migratoires

L’expression postmigratory living difficulties (PLMD) désigne l’ensemble des problèmes, obstacles et difficultés qui entravent et menacent la réussite du projet migratoire (tab. 2).
Tableau 2: Difficultés post-migratoires dans la vie de 134 patients du Service ­ambulatoire CRS pour victimes de la torture et de la guerre à Zurich [9].
Solitude84,3%
Inquiétude pour les proches restés au pays80,8%
Impossibilité de se rendre au pays en cas d’urgence75,4%
Séparation d’avec la famille73,9%
Difficultés à apprendre l’allemand73,1%
Difficultés au travail65,7%
Difficultés de communication62,7%
Peur d’un renvoi au pays61,2%
Difficultés à trouver un logement décent56,0%
Moyens insuffisant pour acheter la nourriture
et les vêtements nécessaires ou payer le loyer53,7%
Discrimination47,0%
Peur de ne pas obtenir de traitement pour des problèmes de santé47,0%
Non reconnaissance du statut de réfugié39,6%
Conflits avec les travailleurs sociaux/autres autorités37,3%
Conflits avec son propre/d’autres groupe(s) ethnique(s) en Suisse23,1%
Comme l’a montré un résumé Cochrane [10], les problèmes des personnes ayant survécu à la torture et aux mauvais traitements ne sauraient se réduire, tant s’en faut, aux seuls symptômes de TSPT.
Aux difficultés quotidiennes de la construction d’une vie en exil s’ajoute la dimension morale de la torture: la torture et les mauvais traitements ébranlent nos convictions fondamentales; la confrontation à la haine et à l’arbitraire endommage durablement la confiance qu’on peut accorder à ses congénères.

Résumé

Le médecin de famille est une personne de confiance essentielle pour les gens qui ont perdu leur existence matérielle et leur confiance en l’humanité. Cette confiance doit être lentement reconstruite; le cabinet médical, transparent, ouvert, et sur lequel on peut compter, est un lieu essentiel dans ce cheminement. Un patient a parlé de «corde à laquelle s’accrocher dans un courant déchaîné».
La collaboration avec les collègues psychothérapeutes est salutaire pour les patients lourdement traumatisés – et l’échange collégial permet d’alléger notre travail de médecin avec les personnes traumatisées.
Le soutien psychosocial, la compréhension et le ­traitement des maladies et des peurs, l’information pédagogique (psychoéducation), et parfois le simple fait d’être là – telles sont les nobles missions du ­cabinet médical.

Liens utiles

www.migesplus.ch: accès complet à divers contenus (brochures, informations à destination des patients) autour du thème de la migration, en de nombreuses langues.
www.migesexpert.ch: informations à destination des médecins autour de la migration et la santé.
www.torturevictims.ch: site web du groupement des services ambulatoires pour victimes de la torture et de la guerre, avec contenus approfondis.
Dr. med. Heinrich Kläui
Bühlstrasse 59
CH-3012 Bern
h.klaeui[at]hin.ch
 1 Holenstein A, Kury P, Schulz K. (2018) Schweizer Migrationsgeschichte. Von den Anfängen bis zur Gegenwart. Hier und Jetzt, Baden.
 2 On peut trouver une liste des services d’interprétariat régionaux à l’adresse suivante: https://www.inter-pret.ch/admin/data/files/editorial_asset/file_fr/317/liste_services_regionaux.pdf?lm=1536834874
 3 Kläui H. (2018) Allgemeinmedizinische und hausärztliche Betreuung von Flüchtlingen und Asylsuchenden, in Maier T, Morina N, Schick M, Schnyder U (éd.) (2018, à paraître) Trauma – Flucht – Asyl. Ein interdisziplinäres Handbuch für Beratung, Betreuung und Behandlung. Hogrefe, Bern und Göttingen.
 4 Pfortmueller C, Schwetlick M, Mueller T, et al. Adult asylum seekers from the middle east including Syria in Central Europe: what are their health care problems? PLoS One. 2016;11(2), e0148196
 5 Shannon P. Refugees’ advice to physicians: how to ask about mental health. Fam Pract. 2014;31(4):462–66.
 6 Maier T, Straub M. My Head is Like a Bag Full of Rubbish: Concepts of Illness and Treatment Expectations in Traumatized Migrants, Qual Health Research. 2011;21:233–48.
 7 Maier T (2018): Cours inaugural à l’université de Zurich, www.uzh.ch/outreach/events/av.html
 8 Maier T, Morina N, Schick M, Schnyder U (éd.) (2018, à paraître) Trauma – Flucht – Asyl. Ein interdisziplinäres Handbuch für Beratung, Betreuung und Behandlung. Hogrefe, Bern und Göttingen.
 9 Morina N, Kuenburg A, Schnyder U, et al. The Association of Post-traumatic and Postmigration Stress with Pain and Other Somatic Symptoms: An Explorative Analysis in Traumatized Refugees and Asylum Seekers. Pain Medicine. 2018;19:50–9.
10 Patel, N, Kellezi, B, Williams, AC (2014) Psychological, social and welfare interventions for psychological health and well-being of torture survivors. Cochrane Database Syst Rev, 11, CD009317