Les soins palliatifs pour les personnes atteintes de démence
Une population aux exigences particulières

Les soins palliatifs pour les personnes atteintes de démence

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Édition
2018/21
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2018.01849
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2018;18(21):381-385

Affiliations
Clinique universitaire de gériatrie aiguë et Centre de soins palliatifs, Stadtspital Waid, Zurich

Publié le 07.11.2018

Les soins palliatifs ont d’abord été développés pour les patients atteints de cancer, et commencent seulement à trouver leur place dans les stratégies de prise en charge d’autres maladies chroniques.

Introduction

Les soins palliatifs ont d’abord été développés pour les patients atteints de cancer, et commencent seulement à trouver leur place dans les stratégies de prise en charge d’autres maladies chroniques. Les pathologies démentielles n’ont été considérées comme une cible potentielle que tardivement, leur diagnostic se situant à la frontière du somatique et de la psychiatrie. Le fait que la démence est non seulement une maladie chronique, mais représente aussi, après les maladies cardiovasculaires et le cancer, la troisième cause de décès chez les personnes âgées, est quelque chose dont les médecins n’ont conscience que depuis quelques années. Preuve en est qu’aux Etats-Unis, par exemple, le nombre de décès attribués à la démence a augmenté de 89 % entre 2000 et 2014 [1]. Encore faut-il que la pathologie démentielle soit diagnostiquée, ce qui dépend du niveau d’information de la population et de la sensibilisation des médecins. La baisse des performances cognitives reste souvent minimisée ou passée sous silence par les personnes concernées (patients et proches) et les professionnels.
Les diagnostics respectifs de cancer et de démence génèrent chez les personnes concernées des inquiétudes très différentes. Cela commence par les premiers symptômes et l’établissement du diagnostic: en cas de démence, les premiers signes de dysfonctionnement ne sont pas des symptômes et des altérations d’ordre corporel, comme c’est le cas pour d’autres maladies graves, mais des changements dans la gestion du quotidien et, souvent aussi, des modifications de la personnalité. Quelqu’un qui tousse du sang va consulter le médecin en craignant une affection cancéreuse incurable. Et si un cancer est effectivement diagnostiqué, il se posera des questions importantes: Quel est mon pronostic, combien de temps me reste-t-il à vivre? Qu’est-ce qui m’importe dans le temps qui me reste à vivre? Où dois-je poser des limites? Mais après un diagnostic de démence, les personnes concernées et leurs proches se posent de tout autres questions, au premier rang desquelles figure le plus souvent la peur d’être de plus en plus dépendant et de perdre les fonctions sociales occupées jusqu’ici. Les demandes de pronostic concernent bien davantage les progrès de la dégradation cognitive que la réduction de l’espérance de vie. Le fait que la démence est une affection évolutive, incurable et à l’issue fatale, et pose donc les mêmes questions qu’une affection cancéreuse incurable, n’est généralement pas un enjeu pour les médecins traitants, les patients et les proches. Il serait pourtant essentiel de prendre le temps de discuter de ces questions, d’autant plus que la capacité de discernement du patient, et donc la possibilité de planifier sa prise en charge, va rapidement se réduire.

Objectif qualité de vie

Les soins palliatifs visent la qualité de vie, et non la prolongation de la vie. Mais pour une personne atteinte de démence, la qualité de vie comprend bien davantage qu’une réduction efficace des symptômes. Une prise en charge et un accompagnement adaptés à la démence doivent impérativement respecter et renforcer les éléments suivants :
– L’estime de soi: le besoin de reconnaissance est essentiel à l’être humain. La personne atteinte de démence veut elle aussi se sentir utile et acceptée.
– L’autonomie: la maîtrise de ses actes; la capacité, dans la mesure du possible, à prendre part à l’aménagement de sa propre existence.
– La sécurité: les habitudes, les rituels hérités du quotidien peuvent transmettre un sentiment d’intimité et de sécurité.
– Les émotions positives: l’humour, la joie, le rire, la satisfaction sont des déclencheurs essentiels du bien-être.
– L’appartenance, la relation: c’est un besoin humain fondamental que de faire partie d’une vie de famille, d’un cercle d’amis, et en fin de compte de la société; de ne pas se sentir exclu, mais accepté dans sa propre importance.
– Aimer et être aimé: pouvoir se sentir proche d’autres gens, recevoir et montrer de l’affection.
– Le plaisir et la jouissance, la sensualité: un bon repas, une caresse, une mélodie, un beau paysage, un parfum envoûtant, un super morceau de musique ou un câlin: tout cela contribue à la qualité de vie.
– Eviter les émotions négatives: personne n’aime être ridiculisé. La peur, la honte, le sentiment d’échec et la pression sont à éviter absolument.
– Eviter les contraintes: personne n’aime être forcé à faire quelque chose. Chez les personnes atteintes de démence, cela s’applique aux activités quotidiennes, telles que manger, se doucher, aller aux toilettes.

Aspects spécifiques des soins palliatifs

Le modèle SENS [2] décrit les quatre aspects fondamentaux des soins palliatifs: la gestion des symptômes (Symptom-Management), le processus décisionnel (Entscheidungsfindung), le réseau (Netzwerk) et le soutien (Support). Ce modèle s’avère très utile, notamment dans le contexte ambulatoire. Que signifie-t-il en pratique dans la prise en charge des patients atteints de démence?

La gestion des symptômes

Des symptômes lourds tels que les douleurs, l’insuffisance respiratoire, la nausée, l’agitation et l’angoisse peuvent fortement réduire la qualité de vie pendant la maladie et la fin de vie. Tous relèvent toutefois du ressenti subjectif, et ne sont que très partiellement objectivables. Les capacités de communication verbale diminuent de plus en plus au cours d’une pathologie démentielle, ce qui rend l’identification des symptômes toujours plus difficile, et conduit souvent à ce que ces derniers échappent à l’observation. Qu’est-ce qui peut nous aider dans cette situation? Les changements comportementaux du patient doivent être identifiés, et sans cesse réévalués à l’aune de son ressenti corporel. Les observations des aidants sont à cet égard essentielles, et doivent être prises en compte dans l’évaluation. L’agitation, le refus et l’agressivité peuvent être l’expression de douleurs non détectées [3]. Des instruments spécifiques permettent d’en faciliter l’identification, comme par exemple l’échelle d’évaluation PAINAD [4], qui repose sur une observation de deux minutes (tab. 1).
Tableau 1: Evaluation de la douleur chez les personnes atteintes de démence, PAINAD [4].
Respiration (indépendamment de la vocalisation)nonouiScore
normale 0
occasionnellement laborieuse 
1
courtes périodes d’hyperventilation
(respiration rapide et ample)
bruyante et laborieuse 

2
longues périodes d’hyperventilation
(respiration rapide et ample)
respiration de Cheyne-Stoke (augmentation du volume courant, puis baisse de la ventilation avec apnée)
Vocalisation négative
aucune 0
gémissements ou grognements occasionnels 
1
discours peu élaboré à voix basse
avec un aspect négatif ou de désapprobation
appels inquiets répétés 
2
forts gémissements ou grognements
pleurs
Expression faciale
souriante ou inexpressive 0
triste 
1
effrayée
soucieuse
grimaçante 2
Langage corporel
détendu 0
tendu 
1
va-et-vient nerveux
remuant
rigide 


2
poings serrés
genoux repliés
s’éloigne ou repousse
frappe
Consolation
pas besoin d’être consolé 0
distrait ou rassuré par la voix ou le toucher 1
impossible à consoler, distraire ou rassurer 2
TOTAL  __/10
Dans le choix d’un analgésique, la capacité du patient à coopérer est un facteur plus important que l’observation des directives. Les prescriptions à la demande ne fonctionnent pas; il faut respecter un schéma thérapeutique simple avec des préparations à action retardée, en s’assurant que le patient puisse les avaler (taille des comprimés!). A cause du risque de chute et de délire, il faut être très prudent dans le dosage des opiacés; les systèmes transdermiques sont particulièrement adaptés.
Les pathologies démentielles peuvent non seulement s’accompagner de symptômes corporels provoquant des douleurs, mais aussi de symptômes neuropsychiatriques telles que délires, hallucinations, agitation et agressivité. Pour réduire ces symptômes, l’usage ciblé de psychotropes peut tout à fait se justifier. Il faut toutefois respecter la devise: «autant que nécessaire, mais le moins possible et le moins longtemps possible». Le but doit être toujours de réduire les symptômes pour le patient, et non de rendre ce dernier plus docile.

Le processus décisionnel

Au cours d’une pathologie démentielle, le patient, les proches et l’équipe soignante se trouvent sans cesse confrontés à des décisions médicales. Dans cette situation, quels examens et quels traitements sont justifiés et servent l’intérêt du patient? Puisque la capacité de discernement, et donc la compétence décisionnelle, diminue continuellement au cours d’une pathologie démentielle, il est très important d’établir un diagnostic suffisamment tôt. On peut ainsi profiter de ce que le patient est encore capable de discernement pour définir un Advance Care Planning, discuter de ses valeurs personnelles, et établir un mandat pour cause d’inaptitude. Plus la maladie progresse, plus les décisions prises par les proches à la place du patient sont importantes. Ces derniers ont besoin d’informations et de soutien pour pouvoir prendre leurs décisions. Les patients dont les proches sont bien informés sont soumis à des examens et à des traitements pénibles beaucoup moins souvent que ceux dont les proches ne sont pas informés [5]. Les points à évoquer lors des entretiens sont les suivants:
– Etat des lieux: quand et comment la maladie a-t-elle commencé, comment a-t-elle évolué jusqu’ici, où en sommes-nous aujourd’hui? Un regard rétrospectif sur ce que le patient était encore capable de faire il y a six mois, et sur ce qui n’est plus possible aujourd’hui, permet de clarifier la progression de la maladie.
– La décision médicale doit se fonder sur une représentation objective des complications qui apparaissent fréquemment au cours de la maladie. De telles informations aident à traiter la question: le patient va-t-il mal à cause de la complication, ou souffre-t-il de la complication parce que son état s’est dégradé sous l’effet de la démence?
– Il y a toujours plus d’une option thérapeutique possible. Pour chaque option, on peut déterminer dans le dialogue la Balance of Burden and Benefit, l’équilibre coût/bénéfice pour le patient. Cela vaut aussi pour la question des examens, comme par exemple les examens radiologiques, les gastroscopies ou les prises de sang. Le choix se présente souvent entre l’amélioration de la précision diagnostique et un traitement à titre expérimental sans données précises.
– La question de l’objectif du traitement est toujours centrale: que préfère le patient dans telle ou telle situation? Quand on peut se référer à une planification du projet thérapeutique, à une directive anticipée, à une anamnèse des valeurs, ou au moins à des déclarations effectuées par le patient avant ou au début de la pathologie démentielle, les proches s’en trouvent très soulagés. Cela souligne l’importance d’un Advance Care Planning effectué le plus tôt possible après l’établissement du diagnostic.

Le réseau

Le besoin d’encadrement du patient atteint de démence augmente avec sa dépendance, sa désorientation et sa perte d’autonomie. Les soins palliatifs ont pour but d’améliorer non seulement la qualité de vie du patient, mais aussi celle de ses proches. Encore faut-il en parler – à l’initiative du médecin de famille. L’espace laissé aux proches pour leurs propres besoins et obligations se réduit toujours davantage. C’est pourquoi il importe de mettre en place le plus tôt possible un réseau visant à les soutenir et à les soulager. Les offres institutionnelles que sont les conseils proposés par l’Association Alzheimer, les soins ambulatoires, les services de soins à domicile pour un soulagement de quelques heures, les cliniques de jour et de nuit, les séjours de vacances dans une institution de soins de longue durée, jusqu’à l’admission définitive dans une institution de soins, fournissent le socle de ce réseau.

Le soutien

Les proches ne souffrent pas seulement du poids de la prise en charge, mais aussi, et souvent davantage, du changement de la relation au patient. La modification de la personnalité du patient a pour conséquence qu’on ne vit plus avec la personne qu’on a épousée. Les agressions, les blessures, la culpabilité et la honte peuvent pousser les proches dans leurs derniers retranchements. Un soutien psychologique est à envisager, ainsi parfois qu’une décision d’intervenir pour la protection des proches.
Un plan de prise en charge établi lors d’une table ronde avec toutes les parties impliquées, dans le respect du modèle SENS, facilite la prise en charge interprofessionnelle. Chez des patients généralement polymorbides, une longue liste de médicaments peut facilement conduire à des erreurs. L’application «PalliaCare» [6], testée dans le canton de Soleure, offre un outil de travail numérique qui, sous la forme d’une plateforme collaborative regroupant les modules plan de prise en charge, plan médicamenteux uniforme, outil de communication et équipe de prise en charge, améliore la collaboration interprofessionnelle.

La fin de vie et la mort chez les personnes atteintes de démence

Quand commencent la dernière phase de la vie et l’entrée dans la mort chez les patients atteints de démence? Pour de nombreuses affections corporelles, nous disposons de données objectives qui rendent ce pronostic possible. Ces données nous manquent largement pour les pathologies démentielles. C’est pourquoi il est très fréquent que le décès survienne bien plus tôt qu’envisagé par le personnel de soins en institution, ainsi que l’a montré une étude: lors de l’admission en centre de soins, le personnel de soins a pronostiqué un décès dans les six mois pour seulement 1,1% des résidents atteints de démence à un stade avancé, alors qu’en réalité, 71% d’entre eux sont finalement décédés dans ce laps de temps [7]. Quels sont les indices d’une fin de vie dans les prochains mois? Une pneumonie, des épisodes de fièvre répétés, ou une diminution de la prise alimentaire avec perte de poids, s’accompagnent d’une mortalité allant jusqu’à 50% dans les mois qui suivent [8]. Quand ces complications apparaissent, il faut faire comprendre aux proches qu’elles sont dues à l’aggravation de la maladie primaire, c’est-à-dire aux progrès de la démence. Sans cette expli­cation, la famille pense que ces complications sont responsables de la dégradation, et qu’avec le bon traitement, tout pourrait redevenir comme avant.
La question de l’alimentation, justement, peut prendre un caractère très émotionnel. Si la dégradation n’est pas comprise pour ce qu’elle est, le désespoir peut conduire à une pression et à une contrainte croissantes lors des prises alimentaires. Cela peut se traduire d’un côté par une souffrance accrue du patient, de l’autre par des tensions avec l’équipe soignante. Seules de nombreuses discussions peuvent permettre aux proches de comprendre que la plupart des patients atteints de démence mangent toujours moins dans les derniers mois et semaines de la vie, car ils n’en éprouvent plus le besoin et ne ressentent plus la faim. Dans une telle situation, préserver la meilleure qualité de vie possible ne signifie pas donner le plus de calories possibles, mais offrir au patient, via quelques bouchées de son plat préféré, une stimulation sensorielle positive.
La chute peut être un autre motif de dégradation subite. Au cours de la maladie, les personnes atteintes de démence tombent plus souvent que d’autres personnes âgées. Ce risque de chute doit être évoqué avec les proches; il est impossible de prévenir totalement une fracture du col du fémur. Sachant qu’une telle blessure, opérée ou non, conduit presque toujours à une dégradation soudaine et, chez un grand nombre des patients concernés, à la mort dans les semaines et les mois qui suivent, il faut aussi pouvoir envisager, au stade terminal de la démence, une démarche purement palliative avec une bonne analgésie [9].
Je tiens à remercier le PD Dr med. Klaus Bally pour sa relecture critique du manuscrit.
Dr. med. Roland Kunz
Universitäre Klinik für Akutgeriatrie und Zentrum für Palliative Care
Stadtspital Waid
Tièchestrasse 99
CH-8037 Zürich
roland.kunz[at]waid.zuerich.ch
1 Statista (2017). Percentage changes in selected causes of death in the U.S. between 2000 and 2014, by disease. https://www.statista.com/statistics/216632/percentage-changes-in-selected-causes-of-death-in-the-us/
2 Eychmüller S. SENS macht Sinn – Der Weg zu einer neuen Assessment-Struktur in der Palliative Care. In: Therapeutische Umschau 2012;69 (2), S.87-90
3 Husebo BS, Ballard C, Sandvik R, Nilsen OB, Arsland D. Efficacy of treating pain to reduce behavioural disturbances in residents of nursing homes with dementia: cluster randomised clinical trial. BMJ, 2011;343: 193
4 Basler HD, Hüger D, Kunz R. et al. Beurteilung von Schmerz bei Demenz (BESD). Schmerz 2006;20: 519-526
5 Mitchell SL et al. The clinical course of advanced dementia. N Engl J Med 2009;361: 1529-38.
7 Mitchell, SL et al. Dying with advanced dementia in the nursing home. Arch Intern Med. 2004;164(3):321-326.
8 Brown MA et al. Prognostic indicators of 6-month mortality in elderly people with advanced dementia: a systematic review. Palliat Med 2013;27: 389-400.
9 Johnston CB. Hip Fracture in the Setting of Limited Life Expectancy: The Importance of Considering Goals of Care and Prognosis. Journal of Palliative Medicine 2018, Published Online: 24 May 2018 https://doi.org/10.1089/jpm.2018.0029