Thrombopénie et crise d’angoisse au retour d’un voyage
La fièvre n’est pas obligatoire

Thrombopénie et crise d’angoisse au retour d’un voyage

Case reports
Édition
2020/04
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2020.10194
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2020;20(04):141-144

Affiliations
Hausarztpraxis / Hausärztin, Affoltern am Albis

Publié le 31.03.2020

Au début de l’été, après un voyage au Costa Rica et à Cuba, un homme suisse de 65 ans s’est présenté en consultation au cabinet de médecine de famille pour un contrôle.

Première consultation au cabinet de médecine de famille

Au début de l’été, après un voyage au Costa Rica et à Cuba, un homme suisse de 65 ans s’est présenté en consultation au cabinet de médecine de famille pour un contrôle. Il était connu depuis de nombreuses années par le cabinet et, hormis une hypertension artérielle bien contrôlée par inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine, il était en bonne santé.
Avec sa partenaire, le retraité avait parcouru les deux pays durant deux mois, et ses vacances ont donc été riches en aventures mais aussi éprouvantes. Il y a deux jours, il s’est soudainement senti mal, faible et abattu et a été en proie à des vertiges, à des céphalées derrière les yeux et à de légères douleurs abdominales. Le lendemain, il se sentait toujours fatigué et démotivé, n’avait pas d’appétit et souffrait de diarrhées occasionnelles. Il n’avait pas mesuré sa température corporelle, mais d’après lui, il n’avait à aucun moment eu de la fièvre. A peine un jour après son retour en Suisse depuis La Havane, le couple était reparti en voyage à Barcelone pour trois jours pour se réunir avec tous les enfants. Malheureusement, une dispute familiale s’y est produite et le patient déjà épuisé a été victime d’une syncope, suite à quoi il a été emmené dans un hôpital. En raison de la survenue supplémentaire de symptômes anxieux au service des urgences, une surcharge psychosociale a été suspectée comme étant à l’origine des symptômes. Accessoirement, une hyponatrémie de 127 mmol/l a été détectée et elle a été corrigée par perfusion de solution saline physiologique. Compte tenu de l’amélioration de son état général et d’une concentration de sodium de 130 mmol/l, le patient a pu quitter l’hôpital le même jour. Il a rejoint la Suisse en avion le lendemain et s’est présenté dans notre cabinet un jour plus tard.
Le patient et sa partenaire estimaient que les symptômes cadraient avec la surcharge psychosociale; mis à part le voyage, il y avait encore d’autres facteurs de stress et le patient souhaitait à présent prendre du recul. Sur demande, le patient a affirmé que sa pression artérielle n’avait à aucun moment été augmentée et qu’elle était même plus basse que d’habitude à Barcelone (<130/90 mm Hg).
Sur le plan clinique, le patient s’est présenté dans un état général légèrement diminué, et il était afébrile, compensé sur le plan cardiopulmonaire, non déshydraté, hypotendu (100/70 mm Hg) et normocarde (65/min). L’abdomen était souple et indolore avec des bruits intestinaux normaux, sans hépatomégalie. Nous avons constaté une rougeur généralisée de la peau, avec une prédominance au niveau du tronc, au sens d’un érythème disparaissant à la pression (fig. 1).
Figure 1: Erythème généralisé disparaissant à la pression.
Les analyses de laboratoire ont révélé des valeurs normales de leucocytes (4,5×109/l), d’hémoglobine (14,9 g/dl) et d’hématocrite (43,1%), mais une thrombopénie de 61×109/l a été mise en évidence. Le sodium était encore légèrement abaissé (132 mmol/l), avec une concentration normale de potassium (4,4 mmol/l). Les valeurs de créatinine (106 µmol/l), d’ALAT (72 U/l) et de gamma-GT (95 U/l) étaient légèrement augmentées, tandis que la CRP était normale (1,94 g/l).
Après avoir passé en revue le rapport médical de Barcelone, il s’est avéré que le patient présentait déjà là-bas une thrombopénie de 99×109/l, qui a été omise.

Commentaire

Les anomalies que présente le patient ne s’expliquent pas uniquement par une surcharge psychique. En raison de la survenue soudaine des symptômes chez ce patient auparavant en bonne santé, il convient de songer en premier lieu à une origine infectieuse malgré l’absence de fièvre. Les antécédents de voyage du patient élargissent encore davantage les diagnostics différentiels possibles.
En raison des anomalies hématologiques avec thrombopénie progressive, de l’absence de leucocytose et de la CRP normale, il y a plutôt lieu de présumer une maladie virale, une infection bactérienne étant moins probable. Des élévations des transaminases peuvent également s’observer dans les infections virales, en particulier en cas d’hépatites virales et d’infections par le virus d’Epstein-Barr (EBV), et parfois aussi en cas de grippe. Etant donné que les virus Influenza sévissent de manière saisonnière dans les zones climatiques tempérées mais qu’ils peuvent être actifs toute l’année dans les régions tropicales, une grippe est possible en toute saison chez une personne rentrant d’un voyage dans un pays tropical [1]. En cas d’exposition correspondante, il convient également de songer à une primo-infection par le VIH. La rougeole, les oreillons et la rubéole sont improbables sur la base des manifestations cliniques et de l’âge du patient. Le patient n’avait certes pas le souvenir de s’être fait piquer par une tique, mais la méningoencéphalite à tique représente toutefois un diagnostic différentiel possible; il n’y avait pas de signes typiques d’une borréliose de Lyme, tels qu’un érythème migrant.
Après un séjour dans un pays tropical, il convient en outre de songer aux maladies à transmission vectorielle qui s’y rencontrent. Le Costa Rica et Cuba sont exempts de paludisme. De même, la fièvre jaune et l’encéphalite japonaise ne surviennent pas dans ces pays. La dengue, le chikungunya et la maladie à virus Zika sont des maladies infectieuses fréquentes. Ces trois infections s’accompagnent de fièvre, de céphalées, de douleurs musculaires et articulaires et d’exanthèmes potentiels. En cas de dengue, les céphalées rétro-orbitaires, l’érythème généralisé de la peau, les leucopénies et les thrombopénies sont typiques, et des complications liées à une fuite plasmatique sont possibles. L’infection à virus Zika a le plus souvent une évolution asymptomatique ou légère; les complications neurologiques (méningite, encéphalite, syndrome de Guillain-Barré ou anomalies du développement du fœtus chez les femmes enceintes infectées) sont rares. Le chikungunya est plus rare et il se caractérise avant tout par des arthrites symétriques des petites articulations [2].

Examens complémentaires et diagnostic différentiel

La palette des diagnostics différentiels peut encore être davantage restreinte sur la base du statut vaccinal du patient. Le patient disposait d’une protection vaccinale actuelle contre l’hépatite A et B, ainsi que contre la méningoencéphalite à tique. Compte tenu de l’anamnèse, des manifestations cliniques, de la thrombopénie prononcée et de la légère élévation des transaminases, la dengue, la maladie à virus Zika et l’infection à EBV étaient les diagnostics les plus probables, si bien que des analyses sérologiques correspondantes ont été réalisées. En tenant compte de l’hyperémie de la peau et de l’hyponatrémie en tant qu’anomalies typiques de la dengue, cette maladie se classe même en tête de la liste des diagnostics différentiels.
Le traitement antihypertenseur a été interrompu en raison de l’hypotension, et il a été demandé au patient de veiller à des apports liquidiens suffisants et de ne pas prendre d’AINS en raison des complications hémorragiques potentielles.
Le deuxième jour, le patient se sentait toujours mal et fatigué, mais sans détérioration. Les plaquettes ont baissé à 55×109/l, tandis que l’hémoglobine, l’hématocrite et la numération leucocytaire sont restés normaux. Des signes hémorragiques n’ont été observés à aucun moment.
Le troisième jour, le patient a rapporté une légère amélioration avec plus d’appétit et moins de fatigue, la pression artérielle avait augmenté à 114/80 mm Hg. Les plaquettes se sont stabilisées à 58×109/l. Le même jour, les résultats des analyses sérologiques sont arrivés, confirmant une infection par le virus de la dengue, ou plus précisément une réinfection aiguë dans le cadre d’une dengue passée (antigène NS1 élevé avec taux d’IgG déjà accru). Il n’y avait pas d’infection aiguë à virus Zika. En raison d’un taux accru d’IgG anti-ZIKA, une ancienne infection par ce virus ne pouvait être exclue, bien que ces anticorps puissent également être dus à des infections par d’autres flavivirus, telles que la dengue, la méningoencéphalite à tique, la fièvre jaune ou l’encéphalite japonaise, en raison d’activités croisées ou à une vaccination correspondante [2, 3]. La ­sérologie de l’EBV a montré une ancienne infection, non active.

Commentaire

La dengue est une maladie infectieuse virale, qui est transmise dans les régions (sub)tropicales par le moustique de la fièvre jaune (Aedes aegypti) et avant tout par le moustique-tigre asiatique (Aedes alboptictus) et pour laquelle il n’existe pour l’instant pas de traitement antiviral. L’infection évolue le plus souvent de manière asymptomatique, mais elle peut également avoir une évolution létale due au syndrome de choc de la dengue.
Il existe quatre et peut-être même cinq sérotypes différents [4]. Les immunités croisées entre les différents sérotypes ne sont que de courte durée, si bien que des ­réinfections par d’autres sérotypes de la dengue sont possibles. Les infections secondaires entrainent une réponse immunitaire plus rapide avec une élévation rapide des IgG et souvent des évolutions plus sévères via des processus immunologiques encore indéterminés [3].
Après une période d’incubation de 3–7 jours, la maladie évolue en trois phases. La phase fébrile débute par une sensation de malaise soudaine: les symptômes typiques sont la fièvre, les céphalées rétro-orbitaires, les myalgies, parfois les arthralgies, les érythèmes ou exanthèmes, l’hépatomégalie, ainsi que les hémorragies ­légères (hémorragies des muqueuses, pétéchies,hématomes avant tout après des traumatismes). Par ailleurs, les patients peuvent développer une thrombopénie et une leucopénie légères à modérées, de légères élévations des transaminases et une hyponatrémie, qui est le trouble électrolytique le plus fréquent [2]. Les patients souffrent aussi fréquemment de troubles psychiques, tels que l’angoisse ou les symptômes dépressifs [5].
Après 3–7 jours, la plupart des patients entrent spontanément dans la phase de récupération, sans complications. Dans certains cas, la dengue évolue toutefois vers une phase critique. La fièvre diminue typiquement durant cette deuxième phase, mais le patient ne se sent pas mieux. Il se produit une fuite vasculaire systémique, ce qui se traduit par un taux d’hématocrite croissant. En conséquence, des épanchements pleuraux, une ascite, des décompensations circulatoires et un choc peuvent survenir. Les signes cliniques d’alerte sont les vomissements persistants, la douleur abdominale croissante, l’hépatomégalie avec douleurs de tension, la léthargie et l’agitation. Les thrombopénies sévères et les hémorragies peuvent également être évocatrices d’une dengue sévère. Les patients atteints de la dengue qui ont des ­apports liquidiens suffisants et des mictions suffisantes et qui présentent un hématocrite stable peuvent être traités en ambulatoire. Des contrôles quotidiens de ­l’hémogramme sont recommandés jusqu’à l’atteinte de la phase de récupération. Il convient d’informer les patients quant au fait qu’ils doivent veiller à leur équilibre hydrique et qu’ils ne doivent pas prendre de médicaments anticoagulants; par ailleurs, ils doivent savoir quand ils doivent se rendre à l’hôpital. Les patients présentant des signes d’alerte ou des comorbidités pertinentes devraient être hospitalisés. En cas de fuite plasmatique sévère avec choc, d’hémorragies sévères ou de défaillance organique, il s’agit d’une «dengue sévère» et donc d’une situation d’urgence. La phase de trouble de la perméabilité vasculaire ne dure que 48–72 heures, mais elle est très critique et requiert une surveillance stricte avec substitution volémique prudente. Etant donné que des hyperhydratations avec décompensations cardiopulmonaires peuvent se produire rapidement, le traitement doit être surveillé au moyen de ­l’hématocrite. Après deux à trois jours, il se produit finalement une récupération spontanée, la troisième phase. Les patients se sentent rapidement mieux et les valeurs de laboratoire se normalisent également, les leucocytes ré-augmentant plus rapidement par rapport aux plaquettes. Les symptômes de fatigue persistent parfois durant quelques semaines [2, 3].

Evolution

Le patient se sentait mieux de jour en jour, avait à nouveau de l’appétit, pouvait à nouveau faire de plus longues promenades et ne ressentait plus de troubles psychiques. La numération plaquettaire n’a pas diminué davantage et l’hématocrite est resté stable, si bien que le patient n’a pas dû être hospitalisé. En l’espace de trois jours supplémentaires, la numération plaquettaire s’était totalement normalisée, de même que la créatinine (80 µmol/l) et le sodium (140 mmol/l). Les transaminases (ALAT 105 U/l, ASAT 44 U/l) et la gamma-GT (84 U/l) étaient encore légèrement augmentées et se sont normalisées après une semaine supplémentaire. Deux semaines plus tard, le patient était asymptomatique et avait récupéré ses performances habituelles. Concernant sa situation psychosociale, il avait tout de même pris un peu de recul, ce qui lui avait fait beaucoup de bien.

Commentaire

Chaque année, il est estimé que 50 millions d’infections par le virus de la dengue se produisent dans environ 100 pays, avec une propagation croissante [3]. Au cours des dernières années, le moustique-tigre asiatique s’est même propagé en Europe, y compris en Suisse, mais le nombre de cas de dengue et le nombre de moustiques sont trop faibles en Suisse pour transmission du virus de la dengue [6]. Malgré tout, la dengue est également un thème en Suisse dans les cabinets de médecine de ­famille, que ce soit pour le traitement des personnes ­infectées au retour d’un voyage ou pour les conseils dispensés avant un voyage. En raison des différentes évolutions de la dengue, les diagnostics différentiels sont nombreux et, en fonction de la phase de la maladie, variables. Afin de garantir un diagnostic ciblé, une prise en charge adéquate et des conseils adaptés à l’attention des patients, il est indispensable d’avoir une compréhension de la dengue et de ses particularités.
Etant donné qu’il n’existe pour l’heure pas de traitement antiviral et pas de vaccination appropriée, l’instruction des patients quant à la prévention au moyen de protections contre les moustiques et quant au comportement correct à adopter si une infection par le virus de la dengue a néanmoins été contractée est particulièrement importante.

Messages à retenir

– La dengue est également un thème en Suisse: dans le cadre du traitement de personnes rentrant de voyage et du conseil avant un voyage.
– Le diagnostic ciblé et précoce, qui est possible grâce à la connaissance de cette maladie potentiellement létale avec ses particularités, y compris les symptômes psychiques, peut permettre de prévenir des évolutions dangereuses et d’éviter des examens inutiles.
– Moyennant de bonnes explications et instructions, la plupart des patients peuvent être traités en ambulatoire et les mesures préventives peuvent être encouragées.
L’article est publié avec le consentement du patient.
Anna-Maria Henning
prakt. med.
Praxis im Rosenfeld
Betpurstrasse 32
CH-8910 Affoltern am Albis
anna-maria.henning[at]hin.com
1 Bloom-Feshbach K, Alonso WJ, Charu V, et al. Latitudinal variations in seasonal activity of influenza and respiratory syncytial virus (RSV): a global comparative review. PLoS One. 2013;8(2):e54445-e54445.
2 WHO/TDR. Handbook for clinical management of dengue. 2012. English.
3 Simmons CP, Farrar JJ, van Vinh Chau N, et al. Dengue. New ­England Journal of Medicine. 2012;366(15):1423-1432.
4 Taylor-Robinson A. A Putative Fifth Serotype of Dengue – Potential Implications for Diagnosis, Therapy and Vaccine Design. International Journal of Clinical & Medical Microbiology. 2016 03/03;1.
5 Bhatia M, Saha R. Neuropsychiatric manifestations in dengue fever [Commentary]. Medical Journal of Dr DY Patil University. 2017 March 1, 2017;10(2):204–6.
6 Blum JA, Hatz CF. Les fièvres tropicales dengue et chikungunya au cabinet du praticien. Les douze questions les plus importantes. Forum Méd Suisse. 2009;9(35):610–14.