Un rôle qui s’affaiblit?
Assurance maladie pour le financement des dépenses de santé en Suisse

Un rôle qui s’affaiblit?

Arbeitsalltag
Édition
2020/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2020.10272
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2020;20(10):314-317

Affiliations
Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana (SUPSI), Manno

Publié le 06.10.2020

Le financement du système de santé est basé sur l’assurance maladie de base, n’est pas? Bien sûr, la LAMal reste la principale loi de régulation du système, mais le mécanisme d’assurance est sujet à une pression croissante, pour des raisons épidémiologiques, économiques et politiques.

Le rôle de l’assurance-maladie obligatoire dans le financement des soins

Le choix de base que la Suisse a fait pour financer les services de santé est celui de l’assurance maladie obligatoire (AMO), introduite au niveau fédéral avec la LAMal. Cependant, à y bien regarder, ce choix n’a jamais donné à l’assurance de base un rôle dominant dans le financement du système de santé [1].
En 2000, cinq ans après l’entrée en vigueur de la LAMal, l’AMO finançait (seulement) 31% des dépenses totales de santé. Puis, au fil des ans, ce pourcentage a lentement augmenté pour atteindre 36% en 2017 (dernières données disponibles). Même en ajoutant les participations aux coûts par les assurés (franchise et quote-part), la part des dépenses de santé remboursées dans le cadre du «régime LAMal» est passée de 36% en 2000 à 41% en 2017.
En outre, une partie des revenus de l’AMO ne provient pas des ménages, mais de l’État (Confédération et cantons), principalement sous forme de subsides pour la réduction des primes de l’AMO. Ce financement public s’élevait à 4,5 milliards de francs en 2017, sur un total de 29,6 milliards de recettes de l’assurance de base.

Les défis au mécanisme d’assurance

Le mécanisme d’assurance avec une prime de base communautaire fonctionne bien lorsque (i) les niveaux de risque existants des personnes qui décident de s’assurer sont assez uniformes, (ii) les événements à risque sont peu fréquents et ont des répercussions économiques importantes, (iii) la présence d’une couverture d’assurance ne pousse pas l’assuré à prendre plus de risques. Malgré que ces caractéristiques ne sont que partiellement vérifiées dans le cas des soins, l’assurance-maladie a jusqu’à présent joué un rôle clé dans de nombreux pays occidentaux en protégeant les personnes contre les risques économiques de la maladie et en leur donnant accès aux services de santé. La plupart des systèmes occidentaux ont également réglementé l’assurance-maladie dans un souci social et d’équité (dans l’exemple suisse, en obligeant tous les résidents à s’assurer et toutes les caisses maladie à assurer tous et sans discrimination, avec des primes indépendantes de l’état de santé, etc.).
En outre, dans presque tous les pays occidentaux, l’assurance maladie de base – ou le Service National de Santé – a également opéré une deuxième solidarité ou redistribution, en plus de celle entre les bien-portants et les malades: celle entre les assurés plus riches et les assurés moins fortunés. Les services de santé étant considérés comme méritoires, voire – dans certains pays – des droits constitutionnels, ils doivent être ­fournis en fonction des besoins et non des conditions économiques des individus. Donc, le système de financement doit être compatible avec cet objectif.
Ainsi, dans presque tous les pays occidentaux, l’assurance maladie de base est devenue un formidable mécanisme de solidarité, d’une part entre les individus en bonne santé et les malades, d’autre part entre les familles plus riches et les moins riches. En Suisse, ce deuxième objectif n’est pas atteint par la modulation des primes AMO (qui sont indépendantes du revenu) mais plutôt par un ensemble d’autres règles et dispositifs dont les plus importants sont les subsides pour la réduction des primes de l’AMO et les remboursements directs des prestataires par l’État (55% des DRGs etc.) et les assurances sociales (AI, AA, PC AVS/AI, AM).
Dans la suite, cet article présente certaines dynamiques à long terme et spécifiques au secteur de la santé, qui augmentent considérablement le besoin de solidarité économique entre les personnes en bonne santé et les malades, d’une part, et les plus riches et les moins riches, d’autre part. La thèse que nous ­allons soutenir est que ces mêmes dynamiques ­remettent en cause l’AMO en tant que mécanisme central de redistribution.

Vieillissement de la population et prévalence des maladies chroniques

La première dynamique qui remet en cause la solidarité entre les bien-portants et les malades est liée au vieillissement de la population et à la transition épidémiologique parallèle, avec la prévalence croissante des maladies chroniques. Ces deux facteurs rendent les dépenses de santé beaucoup plus prévisibles et les polarisent. Les ainés poly-morbides et les jeunes en bonne santé ne partagent pas les mêmes conditions de risque ex-ante et ne se cachent pas derrière le «voile d›ignorance» commun, qui était à l’origine du mécanisme d’assurance. Ici, le défi concerne la crédibilité inter-temporelle du mécanisme d’assurance: tous ou presque tous les jeunes d’aujourd’hui deviendront des malades chroniques et des personnes âgées à l’avenir.
Si l’on se réfère aux dépenses mensuelles moyennes de santé en 2017 [2], elles s’élevaient à 785 francs pour la population suisse, mais elles allaient de 263 francs pour la classe d’âge 0–5 ans, à 413 francs pour la classe 21–25 ans, à 507 francs pour la classe 41–45 ans, à 981 francs pour 61–65 ans, à 2597 francs pour la classe 81–85 ans, etc. Si nous ajoutons ensuite les maladies chroniques au facteur âge comme deuxième prédicteur de dépenses, la pression exercée sur le mécanisme d’assurance, initialement conçu pour des personnes qui partageaient des niveaux de risque ex-ante similaires, est claire.

Avancements technologiques

Une deuxième dynamique se réfère à la technologie disponible pour estimer le niveau de risque individuel. Si parmi les assurés potentiels, les niveaux de risque ne sont pas homogènes mais, au contraire, sont très variés d’une personne à l’autre, l’assurance doit estimer le risque individuel et fixer des primes différenciées. Ce faisant, l’assurance réduirait inévitablement sa fonction de mutualisation des risques entre les assurés et, pour cette même raison, la loi fédérale n’autorise pas de discriminer les primes par classe de risque ni de ­refuser la couverture d’assurance aux hauts risques.
Si l’on regarde le système LAMal, au fil des ans non seulement le profil de risque s’est différencié (surtout comme effet du vieillissement et des maladies chroniques), mais la nouvelle technologie permet aux caisses maladie d’estimer ces risques avec plus de précision et donc, par exemple, de cibler mieux les bons risques. Par souci de simplicité, on peut faire référence ici à trois dynamiques en cours.
1. La première est celle du diagnostic médical «classique», principalement grâce à l’imagerie et aux techniques de laboratoire (radiologie, bactériologie, biochimie, etc.), avec une forte augmentation des volumes d’activité (entre 2011 et 2017, plus 37% pour l’échographie, plus 45% pour la tomodensitométrie, plus 49% pour la résonance magnétique, plus 41% pour les analyses de laboratoire [3]) et une progressive amélioration des informations produites.
2. La deuxième dynamique est liée à la génétique et donc à la génomique, qui a permis de cartographier le génome humain. Cela a conduit à une recherche intensive sur les risques génétiques qui a, en outre, entraîné la diffusion de nombreux tests génétiques. Au-delà des limites que ces recherches – et surtout de nombreux tests – montrent aujourd’hui, il est clair que ces nouvelles connaissances permettront un profilage plus précis du niveau de risque individuel (et contribueront au développement de la «médecine de précision» ou «personnalisée»).
3. Enfin, le troisième développement technologique provient des applications informatiques et en particulier des appareils ou dispositifs portables d’une part, et de l’intelligence artificielle d’autre part. La diffusion rapide des smartphones, smartwatches et autres dispositifs portables permet de recueillir des données importantes soit de santé, soit sur les comportements individuels et donc sur les risques que courent les personnes de développer des maladies, de subir des accidents, etc. Là encore, ce sont des informations – à côté de la génétique – qui contribueront à une médecine de précision.

Coûts des nouveaux traitements

Un meilleur profilage des risques individuels n’est qu’une des conséquences du progrès technologique. Un autre résultat est la mise à disposition de technologies, méthodes et, surtout, thérapies pharmacologiques souvent très coûteuses. Ici aussi, le résultat final est une concentration des dépenses de santé, ce qui oblige le mécanisme d’assurance à pousser son action de redistribution.
Pour exemplifier, nous pouvons considérer à nouveau les analyses faites par Helsana [4] et relative à 2015 pour les thérapies médicamenteuses hors domaine hospitalier stationnaire et non remises dans les établissements médico-sociaux ou lors des prestations de services d’aide et de soins à domicile. Parmi les douze médicaments qui avaient impliqué les dépenses les plus importantes, on trouve deux nouveaux médicaments contre l’hépatite C et cinq immunosuppresseurs : tous médicaments qui en 2015 étaient peu prescrits mais avaient des prix très élevés.

Augmentation des dépenses de santé

La dernière dynamique qui contribue à mettre sous pression l’AMO est l’augmentation des dépenses de santé par rapport au produit interne brut (PIB) et au salaires. En Suisse, cela revient à faire payer des primes d’assurance maladie qui représentent une part toujours plus importante des revenus des ménages. Ce résultat a trois déterminants: (i) comme déjà mentionné, les dépenses de santé augmentent plus rapidement que le PIB et les revenus du travail; (ii) les primes de l’AMO sont indépendantes des revenus des familles; (iii) la part de l’AMO dans le financement total des services de santé a augmenté pendant les premières années suivant l’introduction de la ­LAMal, mais est ensuite restée assez stable (34% en 2005 et 36 % en 2017 [1]).
En 2020, la prime mensuelle suisse moyenne pour les adultes (26 ans et plus) calculée par l’OFSP [5] (qui tient compte de toutes les primes proposées sur le marché, des différentes franchises et des modèles alternatifs) est de 374 francs, pour une prime annuelle de 4493 francs. La prime mensuelle moyenne pour les jeunes adultes (19–25 ans) est de 265 francs et pour les enfants (0–18 ans) de 99 francs. Donc, une famille avec deux adultes, un jeune adulte et un mineur, dépense en moyenne 13 354 francs par an. En plus, il peut y avoir (i) les dépenses inférieures à la franchise et la quote-part, (ii) les primes d’assurance complémentaire et (iii) les coûts pour biens et services pas couverts par l’AMO ou par l’assurance complémentaire.
L’augmentation des primes met progressivement un nombre croissant de ménages en difficulté et exerce ainsi une pression sur le système des subsides LAMal (appelé à augmenter le montant moyen des subsides et le nombre de personnes subsidiées) et sur d’autres dispositifs de protection sociale tels que les prestations complémentaires AVS/AI. En l’absence de modifications des règles actuelles, le financement du système de santé à l’avenir verrait donc une réduction du rôle de l’AMO non subventionnée.

Les perspectives et les réponses possibles

Comment le système de santé suisse et l’AMO répondent-ils aux défis présentés dans la section précédente?
En termes de solidarité entre les personnes en bonne santé et les malades, le système a réagi en améliorant l’algorithme de compensation des risques. Le système repose sur quatre paramètres : «âge», «sexe», «séjour dans un hôpital ou un établissement médico-social au cours de l’année précédente» et, à partir de 2020, «groupes de coûts pharmaceutiques (PCG)».
Il est clair que, compte tenu de la tendance à la différenciation – voire à la polarisation – des risques individuels, la compensation devra être constamment affinée pour rester efficace. Cette compensation permet aux assureurs maladie d’obtenir des revenus en fonction du niveau de risque de leurs assurés. Dans le même temps, elle permet aux assurés de payer des primes indépendantes de leur état de santé. Toutefois, cette deuxième condition n’est pas entièrement remplie, pour deux raisons: les primes LAMal sont réparties en trois tranches d’âge (0–18 ans, 19–25 ans et 26 ans et plus) qui correspondent à trois niveaux de risque différents et pour lesquelles des primes différentes sont payées; les assurés en bonne santé choisissent plus fréquemment les modèles LAMal dits «alternatifs» (TelMed, HMO, médecin de famille, etc.) et, surtout, ils optent plus fréquemment pour des franchises élevées, ce qui leur permet de payer des primes moins élevées. Il est clair que si l’on devait introduire davantage de groupes d’âge pour les primes (par exemple en distinguant les 26–45 ans, les 46–65 ans, les 66–85 ans, les 86 ans et plus), cela réduirait implicitement la solidarité entre les personnes en bonne santé et les malades (et obligerait à subventionner beaucoup plus de personnes âgées, qui ne pourraient pas se permettre les primes correspondant aux coûts de leur groupe d’âge).
Si maintenant on passe à considérer la solidarité entre les familles plus aisées et moins riches, ici la réactivité du système de financement est plus faible. Bien sûr, à l’origine du problème, il y a l’augmentation des dépenses de santé plus rapides que le produit interne brut ou les revenus des familles. Donc, un ralentissement des coûts de la santé contribuerait à la viabilité du système actuel. Mais la mise en œuvre des politiques nécessaires à ce ralentissement est difficile tant d’un point de vue technique que (surtout) politique.
Ainsi, si l’on part du principe que les dépenses de santé sont destinées à augmenter plus que le PIB et les revenus des ménages, il est évident qu’une AMO avec des primes indépendantes du revenu ne sera pas viable pour un nombre croissant de familles. D’où deux réponses possibles: (i) augmenter le financement public indirect par le biais des subsides LAMal, et/ou (ii) augmenter le financement public direct aux prestataires de services de santé. Une troisième alternative théoriquement disponible, à savoir une nouvelle augmentation des dépenses directes des ménages par une augmentation générale des franchises ou de la quote-part, ne semble ni réalisable ni appropriée.
Il est clair que la première hypothèse (les subventions) maintient la centralité de l’AMO dans le système de ­financement, tandis que la deuxième hypothèse (dépenses publiques directes) érode encore plus cette centralité. Les deux hypothèses prévoient cependant une augmentation de l’intervention publique et donc une augmentation de la pression fiscale.

Conclusions

Jusqu’à présent, l’architecture institutionnelle du système de santé suisse a, dans l’ensemble, bénéficié d’un bon soutien de la population. Ce consensus a été largement fondé sur la reconnaissance de la grande efficacité du système et l’appréciation de sa «réactivité» (facilité d’accès et absence de listes d’attente, liberté de choix des établissements et des professionnels, disponibilité des services sur l’ensemble du territoire, confort des établissements, etc.).
Ces dernières années, cependant, le consensus politique est progressivement miné par la croissance des primes, ainsi que par la perception d’une diminution de l’équité (cette dernière, dans les systèmes des subsides LAMal cantonaux et parmi les cantons, pour la diffusion de la franchise de 2500 francs qui crée des «listes d’attente cachées», etc.). Dans ce contexte, l’augmentation probable des dépenses de santé socialisées (via subsides LAMal ou financement publique directe) est très susceptible de placer au moins deux éléments critiques au centre du débat politique. En termes de solidarité en faveur des personnes malades, le rôle de la responsabilité individuelle et des comportements favorables à la santé sera mis en avant («Pourquoi devrais-je payer pour des services de santé à ceux qui n’ont pas adopté des styles de vie sains?»). En termes de solidarité en faveur des plus démunis, l’étendue et le contenu de la couverture de l’AMO seront remis en question («Pourquoi devrais-je payer pour un service de santé de luxe à ceux qui n’en ont pas les moyens? Un service socialisé de base ne pourrait-il pas suffire?»). Questions importantes pour le débat politique dans les années à venir.

Résumé pour la pratique

L’assurance maladie obligatoire (AMO) joue un rôle clé de solidarité économique entre les sains et les malades. Mais sous l’action de plusieurs dynamiques (démographie, épidémiologie, ainsi technologie), elle a de plus en plus du mal à mutualiser les risques. D’autre part, l’augmentation des dépenses de santé et des primes LAMal représente un deuxième défi pour l’AMO et exige plus de financement public à travers les systèmes de réduction des primes et les paiements directs aux prestataires de soins.
Prof. Dr méd. Carlo De Pietro
SUPSI
Dipartimento economia aziendale, sanità e sociale
Piazzetta - 209
Via Violino
CH-6928 Manno
carlo.depietro[at]supsi.ch
1 OFS. Financement du système de santé selon le régime de financement. 2019. https://www.bfs.admin.ch/bfsstatic/dam/assets/10247079/master (18.2.2020).
2 OFS. Coûts de la santé par âge et par sexe (estimations). 2019. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/sante/cout-financement/cout.assetdetail.10247090.html (18.2.2020).
3 Gyger P. Evolutions du volume des prestations dans l’assurance de base – Rapport Helsana. 2019. https://www.helsana.ch/docs/rapport-sur-le-volume-des-prestations-medicales-2019.pdf (18.2.2020).
4 Früh M, Gyger P, Reich O. Évolution des dépenses en matière de santé – Rapport Helsana. 2016. https://www.helsana.ch/docs/rapport-sur-les-depenses-helsana-2016.pdf (18.2.2020).