La qualité et les indicateurs de qualité – deux mondes!
Comment mesurer?

La qualité et les indicateurs de qualité – deux mondes!

Aktuelles
Édition
2020/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2020.10299
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2020;20(10):290-292

Affiliations
Spécialiste médecine interne générale, Aarburg

Publié le 06.10.2020

Dans tous les métiers, la qualité est une conditio sine qua non. Dans la santé, un haut niveau de qualité est impératif et doit être le fruit d’efforts constants. Aborder le ­sujet de la qualité est fondamentalement positif. Il ne faut pas confondre les indicateurs de qualité avec la qualité elle-même. Ils ne sont jamais que les «marqueurs de substitution» de quelque chose qui n’est pas mesurable. La confiance dans les ­acteurs faiblissant, on essaie de la remplacer par la mesure et le contrôle. On aimerait mesurer la qualité dans le but de ne récompenser que la bonne qualité – ou sanctionner la mauvaise.

Situation actuelle

Les experts sont unanimes: la qualité ne se mesure pas [1, 2]. Les politiques essaient de maîtriser l’augmentation des dépenses de santé depuis des années. Cet objectif est énoncé dans l’article 15.083 LAMal sur le «Renforcement de la qualité et de l’économicité» [3]. Il y est sous-entendu que l’augmentation de la qualité passe par une baisse des coûts! C’est une contradiction a priori qui conduira à une bureaucratisation et à un contrôle excessifs. À un niveau élevé de qualité, toute amélioration supplémentaire ne peut être obtenue qu’au prix d’un effort disproportionné. La LAMal prescrit de contrôler la qualité et de sanctionner les manquements. Pour ce faire, il faut définir des paramètres mesurables qui doivent servir de critères pour tout contrôle: ce qu’on appelle les indicateurs de qualité. Ce qui semble tomber sous le sens du point de vue terminologique n’a de lien direct ni dans la pratique, ni dans la théorie. Les indicateurs de qualité sont des «marqueurs de substitution», des quantités mesurables qui ont aussi peu à voir avec la qualité réelle que la température du sol avec le temps qu’il fait. L’injonction de la LAMal étant claire, la FMH et les assureurs ont fait cause commune et formé un groupe de travail Qualité FMH/Assureurs [4]. La «patate chaude» a été élégamment refilée aux sociétés de discipline médicale, chargées de proposer des projets/thématiques. Le groupe de travail en sélectionne entre trois et cinq. La SSMIG a lancé quatre champs dans le cadre d’un projet pilote [5]: cercles de qualité, smarter medicine, concept d’hygiène et CIRS (Critical Incident Reporting System). Avant d’aborder chacun d’entre eux, voyons ce qui a fonctionné et échoué à l’étranger.

À l’étranger

En Grande-Bretagne [6, 7]

La Grande-Bretagne a sans doute la plus longue tradition en matière de mesure de la qualité. Sous la désignation «Quality and Outcome Framework», un programme P4P (Pay for Performance) a été appliqué entre 2009 et 2019, et est pratiquement à l’arrêt depuis. Il ne reste que deux indicateurs (pour la grippe), et ceci malgré le fait que les médecins de famille sont parvenus à générer entre 12 et 15% de revenus supplémentaires en respectant les indicateurs. Le bilan est sans appel: malgré un grand respect des indicateurs et des coûts à l’avenant, aucune amélioration des résultats n’a été constatée: pas de diminution du nombre des hospitalisations, ni d’amélioration de la santé de la population. Ce n’est pas tant à cause des coûts que l’ensemble a été abandonné, qu’en raison de l’immense charge de travail exigée des cabinets (workload pressure). Les médecins de famille ont très bien respecté les indicateurs, et même de mieux en mieux. Malheureusement, cela n’a pas eu l’effet escompté, à savoir une médecine davantage intégrée, globale, centrée sur le patient. La focalisation sur les indicateurs a conduit à une vision unilatéralement biomédicale. Seule l’interconnexion informatique et, partant, les échanges de données, ont été améliorés.

Aux États-Unis [8, 9]

À en croire diverses publications, la mesure de la qualité est en crise. La raison? Trop coûteuse, trop redondante, trop «embrouillée» (labyrinthine). Aux États-Unis, plus de 100 institutions différentes ont défini plus de 2000 indicateurs. Résultat: un coût d’environ 45 000 dollars par an et par cabinet, et une quinzaine d’heures de travail par semaine. La raison de la crise actuelle: les indicateurs ne sont pas assez centrés sur les patients et ne prennent que rarement en compte les résultats.

En Allemagne [10]

Le système allemand dispose de 13 volumes QISA (Système d’indicateurs de qualité pour les soins ambulatoires), qui regroupent un total de 172 indicateurs pour 11 disciplines. Par exemple, pour la BPCO: nombre de fumeurs, nombre de vaccinations contre la grippe, etc. Mais aussi, nombre de médecins formés BPCO, et nombre de collaborateurs médicaux titulaires d’une formation complémentaire en PBCO. Le problème? Si ces formations (médecins ou AM) doivent être attestées pour les 10 autres disciplines, la workload pressure est garantie.

Projet pilote SSMIG

Pour moi, les quatre champs de la SSMIG – cercles de qualité, smarter medicine, concept d’hygiène et CIRS – donnent une idée très réductrice de ce que les médecins libéraux entendent par qualité. Ce n’est pas le fait d’aborder chacun de ces sujets qui pose problème, mais bien leur mesurabilité, et a fortiori la sanction en cas de non-respect.

Cercles de qualité

Les cercles de qualité (CQ) sont largement répandus parmi les médecins de famille, et très majoritairement appréciés – même si tous les CQ ne répondent pas aux exigences (formulation des objectifs avec processus d’amélioration itératifs, présentation, documentation adéquate). Les quantités mesurables seraient ici: participation au CQ, preuve de la qualification du rapporteur, documentation. Ce projet est le plus simple et le moins controversé. C’est d’après moi le seul qui survivra.

smarter medicine

Il s’agit là de la liste Top 5 pour la médecine interne générale ambulatoire [11]. Encore une fois: ce n’est pas l’intention qui pose problème, ni le fait d’aborder le sujet, mais bien la preuve, l’évaluation. Comment mesurer, en cas de lumbago datant d’une semaine et sans red flags, qu’aucune radio de la colonne lombaire n’a été effectuée? À titre personnel, j’étais très enthousiaste quand le concept less is more est apparu. Mais depuis, comme probablement tout médecin de famille, j’ai fait dans ce domaine des expériences frustrantes. Le vendredi, on notifie à sa patiente qu’une radiographie n’est pas nécessaire. On pense que ladite patiente a non seulement accepté cette décision, mais qu’elle la fera sienne. Or, le lundi suivant, un rapport nous apprend qu’elle s’est rendue aux urgences le dimanche. Les radios AP et latérale n’ont rien révélé de particulier, mais une IRM a été recommandée en cas de douleurs persistantes. Et comment puis-je attester, en cas d’infection des voies aérienne supérieures sans signe de gravité, que je n’ai pas prescrit d’antibiotique? Un non-acte est tout simplement impossible à prouver. Quant au «dosage du PSA uniquement après discussion approfondie avec le patient» etc., il présente la même difficulté: il est impossible à mesurer. Un début de solution pourrait consister en une codification utilisable dans la pratique, comme par exemple la CISP-2. Une intervention de ma part en ce sens auprès du comité de la SSMIG en 2017 [12] est restée lettre morte.

Concept d’hygiène

Les médecins et leurs équipes n’ont pas attendu la ­COVID-19 pour savoir comment se désinfecter les mains. Quiconque accueille régulièrement des apprentis AM passe son temps à former et à instruire. Comment le prouver ou le mesurer? Cela reste pour moi une énigme. Le problème se pose aussi à un autre niveau: quand on présente aux politiques le fait de se désinfecter les mains comme une «démarche qualité», on recueille, et à juste titre, un sourire las.

CIRS

Dans le principe, ce champ aussi est parfaitement justifié. Mais il échouera dans la pratique s’il est soumis à la mesure et a fortiori à la sanction. Ce serait la fin de plusieurs années d’efforts autour du CIRS [13]. On compte à ce jour 84 signalements en ligne depuis 2017, c’est-à-dire une vingtaine par an. Comment mesurer le CIRS? Au moyen des enregistrements? On ne saurait s’en satisfaire. Un enregistrement ne change rien. Au moyen du nombre de signalements CIRS? Cela conduirait à une multiplication des signalements «pour faire du chiffre», ce qui serait un coup fatal porté au CIRS.

Les indicateurs au centre de l’attention

Quand, dans le domaine de la qualité, l’attention se porte sur les quantités mesurables, cela implique inévitablement qu’autre chose est occulté. Selon Mathias Binswanger [1], le seul fait d’aborder un sujet conduit à le percevoir autrement. Quand on y associe des incentives ou des penalties, on favorise forcément un comportement adaptatif. La figure 1 a été publiée il y a des années. J’ai toujours été troublé par le fait qu’une si grande partie était à la lumière, et une si petite «dans le noir». Ma fille a dessiné de ce graphique une version plus proche de la réalité (fig. 2): seule une toute petite partie est appréhendée – le reste est occulté. Tout ce qui n’est pas mesurable, c’est-à-dire appréhendable par les chiffres, perd de sa pertinence avec le temps, et finit par cesser d’exister – en apparence [14].
Figure 1: Reproduction de: Monitorage de la qualité: l’enquête démarre aujourd’hui ­(2 partie).Bull Med Suisses. 2012;93(10):360–361
Figure 2: Représentation avec des relations plus pratiques; on enregistre peu de choses, beaucoup restent cachées. Redessiné par D. Lässer-Bhend.

Conclusion

Dans le domaine des indicateurs de qualité, seul est intéressant et pris en compte ce qui est mesurable. Tout le reste est évacué a priori. Mais la médecine de famille et sa qualité est loin de se réduire à quelques paramètres définissables et mesurables. Nous avons de plus en plus souvent affaire à des patients multimorbides, que nous devons aussi protéger contre l’overdiagnosis et l’overtreatment (prévention quaternaire) [15]. C’est là qu’interviennent le shared decision making [16] et la capacité à s’écarter des directives [17]. On attend de nous que nous ajoutions de la vie aux années, et pas seulement des années à la vie. Or, c’est quelque chose de difficile, voire d’impossible à mesurer (Tab. 1). Un acte est plus facilement mesurable, et demande souvent beaucoup moins de conseils et de justifications qu’un non-acte. Si vous avez déjà essayé de «dissuader» un patient d’effectuer une IRM superflue, vous savez de quoi je parle. Cela n’est pratiquement possible que sur la base d’une relation médecin-patient stable et durable. Traiter un patient suivant une ou plusieurs directives est une chose aisément mesurable. Interpréter les directives en fonction des désirs du patient, voilà une approche centrée sur le patient, répondant aux exigences du shared decision making – mais qui produit de mauvais résultats quand il s’agit de mesurer les ­indicateurs.
Tableau 1: Synopsis – mesurabilité des activités de médecine de famille
ThémeAisément mesurablePlus difficile à mesurer
Longévité / qualité de vieajouter des années à la vieajouter de la vie aux années
Directivestraiter les patients conformément aux directivesinterpréter les directives selon les souhaits du patient
smarter medicine/ ­prévention quaternaireActe = faire/ordonner quelque chose (justification plus simple)Non-acte = Renoncement aux mesures/interventions
(justification plus élaborée)
Ainsi se pose la question du type de médecine auquel nous aspirons. Globale, centrée sur le patient, ou réduite à sa dimension biomédicale? Chaque indicateur (de qualité) supplémentaire favorise cette vision réductrice, et constitue ainsi, d’un point de vue global et centré sur le patient, une réduction de la qualité de prise en charge.
Dr. med. Alexander Minzer
Facharzt FMH für Allgemeine Innere Medizin, Psychosomatische und Psychosoziale Medizin
SAPPM, Präsident Schweizerische Akademie für ­Psychosomatische und Psychosoziale Medizin
Breitenstrasse 15
CH-4852 Rothrist
Alexander.Minzer[at]hin.ch
 1 Mathias Binswanger: Sinnlose Wettbewerbe; Herder, 2010
 2 Andrea Abraham/ Bruno Kissling: Qualität in der Medizin; EMH-Verlag, 2015
 6 Focus on GP quality indicators, General Practitioners Committee, BMA, June 2018
 7 Re-thinking performance assessment for primary care. European Journal of General Practice, 2019, Vol 25, No 1, 55–61.
 8 Justin B. Mutter: Core Principles to Improve Primary Care Quality Management. JABFM, 2018, Vol 31 No 6.
 9 Richard A. Joung: The Challenges of Measuring, Improving and Reporting Quality in Primary Care, Annals of Family Medicine. Vol 15, No 2 (2017).
12 Présentation personnelle de la CISP-2 à l’occasion de la réunion du comité de la SSMIG du 6/04/17.
14 R. D. Precht, Zofinger Tagblatt du 12/09/2020, p. 48: «Arrive un moment où nous voulons tout mesurer, parce qu’autrement nous ne nous sentons plus en sécurité. C’est alors que nous commençons à prendre le côté mesurable du monde pour le monde lui-même.»
15 Th. Kühlein: Quartäre Prävention oder die Verhinderung nutzloser Medizin; Deutscher Ärzteverlag | ZFA | Z Allg Med | 2018; 94 (4).
17 Th. Kühlein: Die Kunst des Abweichens; Deutsches Ärzteblatt, Jg 117, Heft 37 S. 1696 (2020).