Quelle place pour l’engagement en faveur du climat?

Lehre
Édition
2022/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2022.10555
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2022;22(10):304-306

Publié le 05.10.2022

Le dérèglement climatique apparaît de plus en plus comme une menace existentielle pour l’humanité, portant atteinte aux écosystèmes et à notre qualité de vie. Dès lors, le lien entre climat et santé représente un vrai défi de santé publique. Une mobilisation croissante de certains médecins dans la lutte pour le climat est observée.

Immersion communautaire – Les étudiant-e-s de médecine mènent une recherche dans la communauté

Pendant quatre semaines, les étudiant-e-s en médecine de 3e année de l’Université de Lausanne mènent une enquête dans la communauté sur le sujet de leur choix parmi quatre thématiques générales (genre, climat, migration et COVID-19). L’objectif de ce module est de faire découvrir aux futur-e-s médecins les déterminants non-biomédicaux de la santé, de la maladie et de l’exercice de la médecine: les styles de vie, les facteurs psychosociaux et culturels, l’environnement, les décisions politiques, les contraintes économiques, les questions éthiques, etc. Par groupes de 4 ou 5, les étudiant-e-s commencent par définir une question de recherche originale et en explorent la littérature scientifique. Leur travail de recherche les amène à entrer en contact avec le réseau d’acteurs de la communauté concernés, professionnels ou associations de patients dont ils analysent les rôles et influences respectives. Chaque groupe est accompagné par un-e tuteur/trice, enseignant-e de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, de l’Ecole de la Source à Lausanne ou d’autres institutions d’enseignement. Les étudiant-e-s présentent la synthèse de leurs travaux pendant un congrès de deux jours à la fin du module.
Depuis presque dix ans, quelques groupes d’étudiant-e-s ont la possibilité d’effectuer leur travail dans le cadre d’un projet d’immersion communautaire interprofessionnelle organisé en partenariat avec la Haute école de la santé La Source. Le travail de terrain est réalisé par le groupe en immersion (résidentiel) dans une région de Suisse (séjour de 7 à 10 jours), tout en bénéficiant d’un accompagnement pédagogique par leurs tuteur·trice·s. Quatre travaux parmi les plus remarquables sont choisis pour être publiés dans Primary and Hospital Care.
Module d’immersion communautaire de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, sous la direction de Pr Patrick Bodenmann (responsable), Dr Francis Vu (coordinateur), Mme Meltem Bukulmez et Mme Mélanie Jordan (secrétariat), Pr Thierry Buclin, Dre Aude Fauvel, Dre Véronique Grazioli, Dre Nicole Jaunin Stalder, Dre Yolanda Müller, Mme Sophie Paroz, Dre Béatrice Schaad, et Pre Madeleine Baumann (HEdS La Source).
Médecin en 2021

Introduction

Le dérèglement climatique apparaît de plus en plus comme une menace existentielle pour l’humanité, portant atteinte aux écosystèmes et à notre qualité de vie. Dès lors, le lien entre climat et santé représente un vrai défi de santé publique [1]. Une mobilisation croissante de certains médecins dans la lutte pour le climat est observée [2]. Déterminés à protéger la santé de leurs patients et de la population, ils se battent pour une prise de conscience collective et des modifications de comportements individuels. Ils s’organisent (Médecins en faveur de l’environnement, Doctors for XR, etc) et descendent dans la rue afin de faire entendre leur voix [3]. Historiquement, ce n’est pas la première fois que les médecins se mobilisent. Ils se sont engagés notamment pour l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire, ont créé Médecins sans frontières pour mettre un terme à la faim dans le monde et ont pris position pour la lutte contre le sida dans les années 1980–90 [4]. Bien qu’un nombre croissant de scientifiques et d’associations liées à la santé s’interrogent sur le rôle à jouer des professionnels de la santé dans la promotion de comportements respectant les «limites planétaires» [5], il existe à ce jour peu d’études sur le lien entre climat et santé et sur la portée de l’engagement des professionnels de santé. Ce travail vise à saisir les enjeux sociaux, éthiques, politiques et professionnels de l’engagement des médecins en faveur du climat.
Le poster accompagnant le texte est disponible sous forme d’annexe en ligne en tant que document séparé à l’adresse www.primary-hospital-care.ch 

Méthode

Une série d’entretiens semi-structurés ont été conduits avec différents acteurs communautaires afin d’investiguer la thématique de l’engagement des médecins en faveur du climat et les problématiques associées, à savoir en particulier la compatibilité entre l’engagement politique et la neutralité professionnelle, le militantisme en soi, la mission de médecin et l’encadrement par les institutions. Au total 14 entretiens ont été menés avec: un historien de la médecine, un avocat, un éthicien, une politicienne verte conseillère municipale, des médecins du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) et d’Unisanté engagés ou non pour le climat, la direction du service de communication du CHUV, le président d’une société cantonale de médecine, un représentant du groupe de travail «engagement et recherche» de l’Université de Lausanne (UNIL), un représentant d’Unisanté, un représentant de l’association des médecins en faveur de l’environnement (MFE) et d’Extinction Rébellion (XR) et un représentant de la fédération suisse des patients (FSP). Les entretiens ont été analysés au moyen d’une analyse de contenu thématique. Des verbatims ont été extraits pour illustrer les propos des acteurs communautaires.

Résultats

Le corps médical n’a pas pour habitude de militer ouvertement car la société attend du médecin une certaine neutralité. En outre, la perception de l’engagement diffère selon les causes défendues. Typiquement, défendre des idées dites de gauche peut être mal vu. Cela expliquerait, selon un des médecins interrogés, les prises de position tardives du corps médical sur les problèmes de société. Cela n’empêche cependant pas certains d’être proactifs et largement mobilisés pour le climat, au travers notamment d’associations comme MFE ou Doctors for XR. Les médecins interrogés s’accordent sur le fait qu’il leur incombe d’une certaine manière d’informer la population sur le lien entre climat et santé et de lutter contre la désinformation. Ils répondent dès lors aux attentes de la société en diffusant leurs connaissances scientifiques et en utilisant la crédibilité inhérente à leur profession pour informer. Bien que tous les médecins rencontrés reconnaissent l’urgence climatique, tous ne sont pas engagés pour cette cause, estimant par exemple que l’action contre la faim dans le monde reste prioritaire. Aux yeux de tous, la société et les professionnels de santé accueillent positivement l’engagement du corps médical car l’impact est réel. Pour les médecins engagés, le militantisme est jugé parfaitement compatible avec leur rôle, la prévention et la promotion de la santé faisant partie de la mission de médecin.
L’engagement ne va pas sans conscience chez ces médecins qui se fixent eux-mêmes des limites en raison de leur statut d’enseignant, de superviseur ou de supérieur hiérarchique. Les institutions pour lesquelles ils travaillent encadrent également l’engagement par des règles plus ou moins strictes, comme nous l’ont dit les représentants du CHUV, d’Unisanté et de l’UNIL. Elles exigent une séparation stricte entre vie privée et professionnelle et la mention du titre ou de la fonction dans l’institution est discutée dans les cas de prises de parole publique. Par ailleurs, il y a des limites à ne pas franchir: le militantisme doit être non violent, doit ­respecter les convictions personnelles de chacun; les valeurs défendues ne peuvent être contraires à celles de l’institution ou se baser sur des données «non ­evidence-based». Toutefois, les justifications quant à l’existence de ces règles paraissent différer: le CHUV est, par exemple, soucieux de l’image renvoyée aux patients et à la population. Pour ce qui est de l’association de professionnels interrogée au travers de son président, le climat n’est pas au centre de leurs préoccupations du fait de la pluralité des positions de leurs membres. Par contre, l’engagement à titre personnel d’un membre n’est pas un problème.
Le cadre de l’engagement est posé, non seulement par les institutions comme nous l’avons vu, mais également par le droit et l’éthique. Sur le plan légal, la lutte pour le climat s’inscrit dans les droits fondamentaux des personnes qui garantissent la liberté d’expression et donc de manifestation. L’engagement est donc juridiquement compatible avec la profession, bien qu’en Suisse une approche plus restrictive se surajoute au droit européen quant à la liberté de manifestation. Sur le plan professionnel, le législateur distingue employeur privé et Etat. Un employeur privé n’est pas tenu de respecter les mêmes droits qu’un employeur étatique, notamment concernant la liberté d’expression. Ethiquement, l’engagement en faveur du climat est compatible avec la profession de médecin à condition de respecter la déontologie médicale et de ne pas le faire au détriment de la pratique médicale.
Pratiquement, la sensibilité des médecins sur la question climatique diffère. Les plus investis sont membres de Doctors for XR (branche de XR), MFE et/ou manifestent avec eux. MFE et les médecins interrogés faisant partie de Doctors for XR sont d’avis que la profession de médecin et l’engagement sont compatibles. Alors que MFE relève qu’il faut être prêt à faire face à d’éventuelles critiques en s’engageant, les membres interrogés de Doctors for XR estiment qu’engagement et profession de médecin vont de pair. Pour rappel, XR utilise la désobéissance civile, laquelle a pu montrer à travers l’histoire son efficacité pour induire des changements sociétaux. Certains médecins s’engagent également sur la scène politique, notamment aux côtés des Vert·e·s, ce qui constitue un atout pour les partis. En tant qu’experts, ceux-ci apportent un éclairage sur les questions de santé en lien avec la problématique du climat.
S’agissant des patients et de leur point de vue sur l’engagement des médecins en faveur du climat, la FSP y est favorable car il va dans la direction de la prévention et promotion de la santé. Elle estime que tout médecin est libre de s’engager pour le climat tout en gardant à l’esprit que son rôle primaire est de soigner. Néanmoins, le sujet reste peu abordé au sein de l’association car ce n’est de loin pas la préoccupation principale des patients.

Discussion

Actuellement tous les médecins ne s’engagent pas en faveur du climat, bien que le militantisme climatique puisse s’inscrire dans leur mission de «health advocate». Les limites personnelles et institutionnelles pourraient être un frein à leur engagement; la distinction claire entre privé et professionnel demandée par les institutions est particulièrement complexe du fait de la relation étroite entre santé et climat. Toutefois, les personnes interrogées sont unanimes: les médecins engagés pour le climat ne vont pas trop loin. Ce ­sujet n’est néanmoins pas beaucoup traité dans la littérature hormis quelques articles interrogeant la pertinence et les causes du mouvement pro-climat des médecins [6] ou des articles centrés sur la désobéissance civile (XR) [2, 3]. Dans les années à venir, les données empiriques devraient s’étoffer, permettant de mettre en perspective nos résultats. Aujourd’hui, la prévention des risques sanitaires liés au climat est limitée par la lenteur de la prise de conscience de l’urgence climatique. Ainsi, il existe un abysse entre les mesures de prévention mises en œuvre actuellement et l’action nécessaire pour limiter le changement climatique. Mais comment faudrait-il agir pour passer de la prévention à l’action afin de préserver la santé de tous? C’est, il nous semble, à cette question que les médecins tentent de répondre en 2021, de façon très individuelle.
Dr méd. Alexandre Ronga
Rue du Bugnon 44
CH-1011 Lausanne
Alexandre.Ronga[at]hospvd.ch
1. Émission 36.9. Réchauffement climatique : que peut supporter le corps humain? RTS 2021 [Cité le 04.07.2021]. https:// corps-humain-?urn=urn:rts:video:12158004&startTime=3
2. . Les « Doctors for XR » vont-ils trop loin? Rev Med Suisse. 2020 Sep;16(705):1668. http://dx.doi.org/10.53738/REVMED.2020.16.705.1668 PubMed
3. Martin.J. Quelle place/justification pour la désobéissance civile? Rev Med Suisse. 2020;678:160–160.
4. . Histoire du SIDA : début et origine d'une pandémie actuelle. Paris : Payot, 2005
5.  Sustainability. Planetary boundaries: guiding human development on a changing planet. Science. 2015 Feb;347(6223):1259855. http://dx.doi.org/10.1126/science.1259855 PubMed
6. . Should health professionals participate in civil disobedience in response to the climate change health emergency? Lancet. 2020 Jan;395(10220):304–8. http://dx.doi.org/10.1016/S0140-6736(19)32985-X PubMed