Les patients et médecins de ­famille suisses sont-ils prêts pour la déprescription?

Forschung
Édition
2022/05
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2022.10562
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2022;22(05):142-144

Publié le 11.05.2022

Les patientes/patients et les médecins de famille sont-ils prêts à arrêter des médicaments ou à en réduire la dose? La SGAIM Foundation a soutenu notre équipe de recherche pour répondre à cette question dans le domaine de la médecine de ­famille. Cet article résume l’essentiel pour les collègues travaillant en cabinet médical.

La polypharmacie inappropriée: un défi de taille

L’étude LESS
Existe-t-il en médecine de famille des médecins qui ne traitent pas de patientes et patients multimorbides avec plusieurs médicaments? Probablement pas, car la multimorbidité (habituellement définie comme plus de deux maladies chroniques) représente un défi fréquent dans les cabinets de médecine de famille [1] et est étroitement associée à l’utilisation de plusieurs médicaments (polypharmacie) [2]. Dans une cohorte de patientes et patients suisses [1], 37% des plus de 70 ans prenaient cinq médicaments actifs, voire plus. Parmi eux, 44% comptaient au moins un médicament potentiellement inapproprié (en anglais: potentially inappropriate medication, PIM). La polypharmacie tout comme la prise de médicaments potentiellement inappropriés peuvent entraîner de nombreux problèmes tels que des effets indésirables médicamenteux (en ­anglais: adverse drug events, ADE) [3, 4], erreurs de prescription [5], chutes [6], hospitalisations accrues [7] à l’origine d’une hausse des coûts de la santé et, finalement une augmentation de la mortalité [8]. Ainsi, les problèmes de la multimorbidité, la polypharmacie et la prescription de médicaments potentiellement inappropriés dépassent largement le rayon du cabinet de médecine de famille et nécessitent des interventions globales pour retourner cette tendance croissante ou du moins la freiner.

La déprescription – une nouvelle ­tendance

Un contrôle régulier des médicaments actifs par les médecins ainsi que l’arrêt ciblé ou une réduction spécifique de la dose (en anglais: deprescribing) des médicaments problématiques grâce à une évaluation bénéfice-risque constituent une première étape pour aborder les problèmes de la polypharmacie et de la prescription associée de médicaments inappropriés. La déprescription peut être définie comme suit: «the process of withdrawal of an inappropriate medication, supervised by a healthcare professional with the goal of managing polypharmacy and improving outcomes» [9]. Tandis que certaines définitions se réfèrent uniquement à l’arrêt de médicaments, d’autres incluent aussi la réduction du dosage. En théorie, la déprescription ne semble donc pas si compliquée.
Mais quelle est la preuve scientifique actuelle concernant la position des médecins de famille et des patientes/patients sur le thème de la déprescription? Quelles sont les conditions requises pour la déprescription et quels obstacles sont rencontrés dans la pratique? Avec cet présent article, nous souhaitons partager nos conclusions issues de l’étude LESS qui s’est penchée sur ces questions.

L’étude LESS

L’étude LESS a été réalisée entre 2017 et 2020 à l’Institut bernois de médecine de famille sous la direction du Prof. Sven Streit. Il s’agit d’une étude transversale sur la disposition des médecins de famille et des patientes/patients à arrêter ou réduire des médicaments. La partie patient de l’étude a été menée en Suisse. 300 patientes/patients âgés de 70 ans ou plus, présentant au moins trois maladies chroniques et prenant au moins cinq médicaments ont été interrogés [10]. La partie principale de l’enquête auprès des patients/patientes était constituée du questionnaire «revised Patient Attitudes Towards Deprescribing» qui a été traduit en allemand pour l’étude LESS [11]. Le questionnaire destiné aux médecins de famille a été envoyé en Suisse et dans 30 autres pays majoritairement européens par le biais de divers réseaux de médecins de famille. Ce questionnaire était composé de six vignettes de cas pour lesquelles il a, à chaque fois, été demandé aux médecins de famille s’ils arrêteraient ou réduiraient certains ­médicaments et, si oui, lesquels [12, 13]. Chacune des vignettes de cas décrivait un patient masculin âgé de plus de 80 ans et concerné par la polypharmacie. La liste des médicaments était identique dans toues les vignettes, ces dernières se distinguaient toutefois en termes de restriction du patient lors des activités de la vie quotidienne et de maladies cardiovasculaires préexistantes.

Exemple de vignette de cas

Monsieur Müller, 82 ans:
Anamnèse sociale: Charpentier retraité, vit avec sa femme dans une maison individuelle. Le patient gère sa médication de manière autonome, fait lui-même ses courses et son jardinage. Le couple n’a besoin d’aucune aide de tierces personnes.
Etat général: Bon état physique et cognitif. MMS 28/30 points.
Autres diagnostics: Dorsalgie chronique, hypertension, non-fumeur, jusqu’à présent aucun événement cardiovasculaire, anamnèse familiale négative pour les événements cardiovasculaires.
Laboratoire: Dyslipidémie (LDL 3,8 mmol/l / 148 mg/dl); fonction hépatique et rénale normale pour son âge, hémogramme normal. Dernières valeurs de pression artérielle systolique 130–140 mm Hg.
Médication quotidienne:
  • ASS 100 mg (une fois par jour);
  • Atorvastatine 40 mg (une fois par jour);
  • Enalapril 10 mg (une fois par jour);
  • Amlodipine 5 mg (une fois par jour);
  • Paracétamol 1 g (trois fois par jour);
  • Tramadol Ret 50 mg (deux fois par jour);
  • Pantoprazole 20 mg (une fois par jour).
Ainsi se présente votre évaluation de Monsieur Müller:
  • Bon état somatique;
  • autonome au quotidien;
  • aucune restriction cognitive;
  • faible risque d’événement cardiovasculaire.Arrêteriez-vous ou réduiriez-vous la dose d’un/plusieurs médicament/s?

Quels facteurs influencent la disposition des médecins de famille à arrêter des ­médicaments?

Dans la partie dédiée aux médecins de l’étude LESS, 1706 médecins de famille issus de 31 pays ont rempli le questionnaire [13]. 60% des participants étaient des femmes. L’âge moyen s’élevait à 50 ans et l’expérience moyenne en tant que médecin de famille était de 18 ans. Malgré quelques différences entre les pays, nous avons constaté qu’au moins 80% des médecins de famille ont déclaré qu’ils arrêteraient ou réduiraient au moins un médicament dans l’un des six cas présentés. En Suisse, il s’agissait de plus de 90% des médecins de famille [12]. La probabilité de déprescription était plus élevée chez les patientes et patients limités dans les activités de la vie quotidienne (Odds Ratio = 1,5; intervalle de confiance à 95% 1,3–1,8) et en présence de maladies cardiovasculaires préexistantes (Odds Ratio = 3,0; intervalle de confiance à 95% 2,6–3,6).
Le plus souvent, les médecins de famille ont indiqué qu’ils arrêteraient ou réduiraient les inhibiteurs de la pompe à protons et les antalgiques, indépendamment des antécédents cardiovasculaires des patientes et patients. Les médecins de famille étaient le moins disposés à arrêter ou réduire les médicaments antihypertenseurs.
Les facteurs estimés importants ou très importants pour la déprescription par la plupart des médecins de famille étaient le risque des différents médicaments, la qualité de vie ainsi que l’espérance de vie des patients et patientes. La communication et la collaboration interprofessionelle ainsi que l’existence de directives relatives à la déprescription étaient également considérées comme importantes ou très importantes [13]. Ces résultats indiquent une forte disposition à la déprescription. Nous souhaitons toutefois faire remarquer que nous avons évalué, dans cette étude, la disposition à l’arrêt de médicaments sur la base de vignettes de cas hypothétiques. C’est pourquoi il est possible que cette disposition ait été surestimée et que les décisions de déprescription soient plus rares dans la pratique quotidienne. Il est d’autant plus important de trouver les outils corrects et de publier des recommandations pour transposer cette forte disposition théorique dans la pratique.

Forte disposition (théorique) des ­patientes et patients à arrêter des ­médicaments

Les patientes et patients participant à l’étude étaient en moyenne âgés de 79 ans. 53% d’entre eux étaient des hommes, 34% vivaient seuls et 86% préparaient eux-mêmes leurs médicaments. 67% des participantes et participants prenaient régulièrement cinq à neuf médicaments; 24% dix ou plus. Près de 80% des patientes et patients seraient disposés à arrêter un ou plusieurs de leurs médicaments si leur médecin leur disait que cela était faisable [10]. Nous n’avons trouvé aucun rapport entre la disposition à arrêter ou réduire des médicaments et l’âge, le sexe ou le nombre de médicaments. Cependant, nous avons établi une association positive entre la disposition à arrêter/réduire des médicaments et la relation entre médecin et patient/patiente. Une incertitude à l’égard de la déprescription ainsi que de mauvaises expériences préalables à ce sujet étaient négativement associées avec la disposition à arrêter des médicaments.
Il n’existait aucun rapport entre la disposition à arrêter ou réduire des médicaments et la polypharmacie inappropriée [14]. Cela indique que de nombreux patients et patientes ne sont pas conscients d’être concernés par la polypharmacie et des prescriptions potentiellement inopportunes. Par conséquent, cela n’influence pas leur disposition à arrêter des médicaments. Les obstacles à la déprescription les plus souvent mentionnés par les patientes et patients reposaient sur le fait qu’ils se sentaient bien avec leurs médicaments actuels et étaient persuadés d’avoir besoin de tous leurs médicaments. Ici aussi, il convient de mentionner qu’il s’agit d’une disposition hypothétique à l’arrêt de médicaments et que cela serait peut-être complètement différent dans la pratique. Néanmoins, ces résultats d’études nous proposent des approches importantes quant aux facteurs favorisant les décisions de déprescription des patientes et patients. Une bonne relation entre le ou la médecin et le patient ou la patiente ainsi qu’une communication claire sur l’indication des divers médicaments semblent notamment être des facteurs extrêmement importants.

L’avenir de la déprescription: recommandations et aides à la décision

Comme déjà mentionné, l’existence de recommandations relatives à la déprescription a été citée, du côté des médecins de famille, comme facteur favorisant l’arrêt de médicaments potentiellement inadéquats.
Un groupe de recherche canadien à l'institut Bruyère a considérablement fait avancer le développement de recommandations relatives à la déprescription au cours des dernières années (cf. le site Internet https://deprescribing.org). Des directives ont déjà été établies et ­complétées par des aides décisionnelles adaptées à la pratique pour les groupes de médicaments suivants (le site https://deprescribing.org peut aussi être consulté à ce sujet):
  • inhibiteurs de la pompe à protons;
  • benzodiazépines;
  • antidiabétiques;
  • anticholinergiques;
  • antipsychotiques.
Celles-ci sont toutefois rédigées en anglais.
Le caractère pratique est une condition essentielle pour l’utilisation au quotidien de ces recommandations par les médecins de famille. Généralement, les souhaits et préférences des patientes et patients sont aussi pris en considération lors du développement de ces directives. Cela est, comme l’a également montré l’étude LESS, indispensable pour renforcer la relation médecin-patient et accorder aux patientes et patients un rôle central dans le processus de déprescription. A leur tour, ces deux éléments influencent positivement la décision d’arrêter certains médicaments. Un autre domaine présentant un futur besoin de recherche concerne l’optimisation de la prise de décision partagée (en anglais: shared decision-making) dans le cadre de la déprescription. Le développement de «patient decision aids» pourrait être utile en vue d’une bonne communication permettant de prendre des décisions informées.

Take-home messages

Que savons-nous?
La déprescription (la réduction ou l’arrêt de l’administration de médicaments) est surtout importante en cas de polypharmacie et de prescriptions inadaptées afin de minimiser la charge pathologique, les effets indésirables, les dommages potentiels et les coûts, mais sa mise en œuvre s’accompagne souvent de difficultés.
Qu’a montré l’étude LESS?
En Suisse, les patientes et patients tout comme les médecins de famille sont théoriquement très disposés à essayer ou mettre en application la déprescription. La relation entre médecin et patient/patiente constitue un facteur de soutien. En revanche, de mauvaises expériences préalables avec la déprescription rendent la déprescription difficile. Les médecins de famille auraient plutôt tendance à réduire ou arrêter les inhibiteurs de la pompe à protons ou les antalgiques. Ce faisant, ils tiennent non seulement compte de l’âge biologique des patientes et patients, mais notamment aussi de la manière dont la personne gère le quotidien. En comparaison internationale avec 30 autres pays, les consœurs et confrères suisses comptent parmi les partisans de la déprescription.
Et ensuite?
Les médecins de famille demandent des directives spécifiques pour la déprescription, les patientes et patients des études la légitimant. Les patientes et patients ont besoin d’une relation de confiance avec leur médecin de famille. En Suisse, les instituts de médecine de famille œuvrent à divers projets afin de fournir aux patients/patientes et aux médecins de famille les informations correspondantes permettant le succès de la mise en application de la déprescription dans la pratique.
Les fondations et institutions de promotion doivent faire preuve de courage pour s’engager en faveur de la déprescription. C’est pourquoi nous sommes extrêmement reconnaissants envers la SGAIM-Foundation pour le soutien de notre projet. Sans la participation de nos patientes et patients ainsi que de nos consœurs et confrères de la médecine de famille en Suisse et à l’étranger, cette étude n’aurait pas été possible. Par ailleurs, nous remercions toutes les personnes impliquées, à savoir Prof. Arnaud Chiolero, Prof. Jacobijn Gussekloo, Dr Rosalinde Poortvliet et Prof. Nicolas Rodondi, qui ont à l’époque soutenu le demandeur et permis la réalisation de ce projet.
Les auteurs n'ont pas déclaré des obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
Prof. Dr. med. Dr. phil. Sven Streit
Berner Institut für ­Hausarztmedizin (BIHAM) 
Universität Bern
Mittelstrasse 43
CH-3012 Bern
sven.streit[at]biham.unibe.ch
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