Les médecins de famille romands ont-ils besoin de remplaçants?

Forschung
Édition
2022/02
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2022.10604
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2022;22(02):45-48

Publié le 09.02.2022

Le remplacement au cabinet ne fait pas partie des habitudes en Suisse. Pourtant, entre intérêt pour un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, congé parental, voyages, maladie, ce ne sont pas les besoins qui manquent. Quelles sont alors les limitations au développement de cette activité et comment la rendre plus attractive?

Une enquete en Suisse romande

Introduction

Pour les médecins de famille installés en Suisse, se faire remplacer dans leur activité au cabinet pendant quelques semaines ou quelques mois en raison d’un voyage, d’un congé maternité ou d’une maladie est une chose rare à l’heure actuelle. De même, pour les jeunes médecins, exercer une période d’activité comme remplaçant avant l'installation ne fait pas partie des pratiques courantes, notamment parce qu’ils terminent leur formation plus tard que dans de nombreux autres pays. En effet, si la formation postgraduée dure en principe entre 5 et 6 ans (règlementation pour la formation post-graduée (RFP) du 21 juin 2000 ISFM), le délai entre l'obtention du diplôme fédéral et l'obtention du titre de spécialiste varie de 5 à 13 ans, avec une médiane de 7,6 ans [1, 2].
La féminisation en cours de la profession et l’importance croissante qu’accordent les jeunes médecins à la conciliation entre vies familiale et professionnelle [3, 4] ­impliquent une augmentation des besoins de remplacement des médecins de famille à l’avenir. Un tel développement pourrait même être un enjeu concernant l’attractivité de la carrière en médecine de famille pour les médecins en formation.
Dans d’autres pays, les besoins sont similaires, mais la pratique de remplacements avant l’installation y est en revanche beaucoup plus développée. C’est le cas par exemple en France, au Royaume-Uni et au Canada.
Au Canada, le remplacement est considéré comme une phase d'exploration du type de pratique médicale souhaité. Ainsi, 58% des résidents en deuxième année en formation de médecine de famille projetaient de travailler comme remplaçant après l'obtention de leur titre [5]. Les principales motivations à effectuer des remplacements pour les récents diplômés en médecine de famille étaient la flexibilité, l’exploration de la pratique et l’acquisition d'une expérience clinique ambulatoire [6]. Au Royaume-Uni, ce type d’activité est encadré par une association (National Association of Sessional GPs) qui a établi un code de bonne pratique.
Il n'existe actuellement aucune donnée sur l'activité de remplacement dans le milieu médical en Suisse. Ainsi, l’objectif primaire de cette étude était d’évaluer d’une part le besoin en remplacement parmi les médecins de famille installés, et d’autre part l’intérêt que pouvaient porter à cette activité les médecins en fin de formation en médecine interne générale. Les objectifs secondaires étaient de comprendre les contours et caractéristiques de l’activité de remplacement en Suisse ­romande ainsi que les obstacles à sa mise en œuvre.

Méthodologie

Nous avons choisi un design d'étude mixte séquentiel, combinant des entretiens qualitatifs et une enquête transversale. La partie qualitative consistait en des ­entretiens semi-structurés auprès de 11 médecins ­visant à identifier des thèmes de recherche et des catégories de réponses pour l'enquête réalisée sous forme de questionnaire en ligne.
Les critères d'inclusion pour l'enquête en ligne étaient soit d’exercer dans un canton de Suisse romande avec un titre de médecine interne générale ou médecin praticien, soit de se former en vue de l’obtention du titre de médecine interne générale. L’enquête comprenait un recueil des caractéristiques sociodémographiques, la description d’expériences de remplacement du côté des bénéficiaires (remplacés) et des acteurs (remplaçants), et des questions générales sur les grandes lignes de l'activité de remplacement (besoin, utilité, avantages, obstacles, outils nécessaires).
Les données de l’enquête ont été collectées et analysées à l'aide d’un outil de saisie électronique de données ­REDCap (https://www.project-redcap.org/resources/­citations/) hébergé à Unisanté. L'enquête en ligne a été diffusée aux membres des associations cantonales de médecine de famille de Suisse romande et du «Cursus Romand de Médecine de Famille» qui encadre des ­médecins en formation postgraduée en médecine interne générale au sein de divers programmes cantonaux en Suisse romande [7]. Les résultats de l'enquête ont fait l'objet d'une analyse descriptive menée dans la version 14 de Stata (College Station, Texas) et étaient principalement exprimés sous forme de proportions des différentes catégories de réponses. Les proportions ont été comparées par test de chi carré.

Résultats

L’enquête en ligne s’est déroulée de novembre 2019 à janvier 2020. Un total de 1814 médecins a été invité à participer, selon les estimations des nombres de membres de chaque association cantonale. Seule celle du canton du Valais n’a pas souhaité diffuser le questionnaire. Nous avons reçu 507 questionnaires remplis (27.9%). Soixante-dix réponses ont été exclues des analyses, soit parce qu'elles étaient totalement ou partiellement vides, soit parce que le médecin n’était pas de la spécialité médicale ciblée par l’étude. Le nombre final d'enquêtes analysées était de 437 (fig. 1).
Figure 1: 
Le nombre final d'enquêtes analysées était de 437.
La majorité des médecins se trouvaient dans la tranche d'âge entre 30 et 39 ans (161/437 = 36,8%). Il y avait une plus grande proportion de femmes (56,5%), particulièrement parmi les médecins en formation (123/184 = 66,8%) (tab. 1).
Tableau 1: 
Caractéristiques socio-démographiques et professionnelles.
 Femme (N=247)Homme (N=190)Total (N=437)
Médecins en formation12361184
 49.8%32.1%42.1%
Médecins installés124129253
 50.2%67.9%57.9%
Proportion femme/homme56.5%43.5%100%
    
Age du médecin, en ­annéeSans réponse = 17Sans réponse = 20Sans réponse = 37
 (6.9%)(10.5%)(8.5%)
20 – 2919 (7.7%)8 (4.2%)27 (6.3%)
30 – 39113 (45.8%)48 (25.2%)161 (36.8%)
40 – 4950 (20.2%)40 (21.1%)90 (20.6%)
50 – 5930 (12.1%)22 (11.6%)52 (11.9%)
60 – 6917 (6.9%)37 (19.5%)54 (12.3%)
70 – 791 (0.4%)14 (7.4%)15 (3.4%)
80 et plus0 (0%)1 (0.5%)1 (0.2%)
    
Enfants à chargeSans réponse = 2Sans réponse = 1Sans réponse = 3
 (0.8%)(0.5%)(0.7%)
oui135 (54.7%)112 (59.0%)247 (56.5%)
non110 (44.5%)77 (40.5%)187 (42.8%)
    
Revenu principal du ­ménageSans réponse = 0Sans réponse = 1Sans réponse = 1
 (0%)(0.5%)(0.2%)
oui110 (44.5%)149 (78.4%)259 (59.3%)
égal76 (30.8%)34 (17.9%)110 (25.2%)
non61 (24.7%)6 (3.2%)67 (15.3%)
Parmi les participants, 63,1% (276/437), pensaient qu'il y a un besoin pour l’activité de remplacement dans la pratique de la médecine de famille en Suisse. La proportion était comparable entre les femmes (65,9% = 163/247) et les hommes (59,4% = 113/190, p = 0.161), mais elle était plus élevée parmi les médecins en exercice (67,2% = 170/253) que parmi les médecins en formation (57,6% = 106/184, p =0.040) (cf. tab. S2 dans l’annexe joint à l’article en ligne).
Parmi les médecins en formation, 32.6% (60/184) étaient enclins à faire un remplacement au cabinet médical (cf. tab. S3 dans l’annexe joint à l’article en ligne). Néanmoins seuls 7,6% (14/184) avaient déjà eu une ou plusieurs expériences de ce type. Ceux-ci mettaient en avant comme principales motivations pour cette activité l'expérience ambulatoire, la volonté d’alterner avec d’autres activités professionnelles ou personnelles et l’expérimentation de différents modèles de cabinet (fig. 2). La majorité des médecins remplaçants avaient trouvé leur poste par le biais du bouche-à-oreille, tout comme les médecins installés remplacés.
Figure 2: 
Motivations pour effectuer des remplacements. Source: partage d'expérience des médecins en formation.
Parmi les médecins installés, 38.3% (97/253) pensaient faire appel à un remplaçant dans leur cabinet (cf. tab. S3 dans l’annexe joint à l’article en ligne). Seul 26.1% (66/253) avaient déjà fait l’expérience d’être remplacé. Les femmes sollicitaient en majorité un remplaçant ou une remplaçante pour un congé parental et les hommes pour un voyage ou une période de congé maladie (fig. 3). Les critères de sélection d’un remplaçant étaient la disponibilité, le contact humain et le souhait que la formation médicale ait été effectuée en Suisse. En écho avec ce dernier critère de sélection, on constate que 58,5% (72/123) des remplacements avaient été effectués par des médecins remplaçants titulaires d’un titre de médecine interne générale, contre 17,8% (22/123) un titre de médecin praticien. Par ailleurs concernant la question de la formation minimale du médecin remplaçant, 45,8% des médecins installés (116/253) pensaient que le remplaçant devait être titulaire d’un titre de médecine interne générale.
Figure 3: 
Raisons pour faire appel à un remplaçant. Source: partage d'expérience des médecins en formation.
L’ensemble des participants ont répondu aux questions suivantes. La meilleure période pour cette activité serait la période pré-installation (75,5% = 330/437) et la durée idéale d’un remplacement serait de 3 à 6 mois pour 33,6% (147/437). En outre, 15% l’envisageraient ­aussi comme activité principale. Les obstacles au remplacement pour un médecin installé sélectionnés par des participants étaient la difficulté à trouver un médecin remplaçant, les procédures administratives, l'acceptation par les patients et la méthode proposée de ­rémunération (salaire fixe, pro rata du chiffre d’affaire, forme mixte). L’obstacle principal sélectionné pour un médecin remplaçant est la recherche d'un poste.

Discussion

Le besoin en remplacement est confirmé par deux tiers des participants. Un tiers des médecins en formation ont déclaré qu'ils envisageraient de travailler comme remplaçant dans un cabinet de médecine interne générale, et un tiers des médecins installés feraient appel à un remplaçant dans le futur de leur pratique médicale.
L’acquisition d’expérience ambulatoire et l’expérimentation de modèles de cabinet sont des points clairement mis en avant par les médecins en formation. Ces besoins peuvent être une conséquence de la formation actuelle en médecine interne générale en Suisse, qui comprend une part importante en milieu hospitalier par rapport à d'autres pays [8]. La période de transition entre formation post-graduée et installation, qui se prolonge actuellement dans les institutions, est probablement idéale pour cette activité qui permet d’acquérir de l’expérience pour la future pratique ambulatoire, de tester des modèles de pratique et de connaître des régions et réseaux médicaux. Cette transition complexe pourrait ainsi être facilitée. Néanmoins certains envisageraient cette activité sur le long terme. C’est une tendance que l'on peut également observer dans les pays voisins comme la France [9].
Plus de femmes que d’hommes ont participé à l’enquête. La démographie médicale elle-même permet de l’expliquer. Mais l’hypothèse que le besoin en remplacement soit en lien avec le congé parental et la conciliation entre vie de famille et vie professionnelle est à ­retenir. Celle-ci restant à ce jour plus difficile pour les femmes, elles se sont probablement senties plus concernées par le sujet de l’enquête. La question de l’équilibre entre vies professionnelle et privée devient de plus en plus centrale dans la pratique médicale [10]. Dans ce contexte, le remplacement offre des libertés tant au médecins en formation, qu’aux médecins installés.
La proportion de médecin ayant fait des remplacements est faible. Ce qui traduit une méconnaissance de cette activité peu ancrée dans nos habitudes et probablement pas mise en avant ou valorisée en tant qu’expérience professionnelle. Parmi les facteurs limitant son attrait, on retrouve dans d’autres pays des à priori négatifs des pairs attribués à cette activité, le manque d’investissement et la moindre qualité supposés des remplaçants [11].
Les deux tiers des médecins remplaçants choisis avaient un titre de médecine interne générale et celui-ci était plébiscité comme formation minimale par près de la moitié des médecins installés. On peut en déduire qu’il y a un important besoin de garantie au sujet de la qualité de la formation du médecin remplaçant, une expérience ambulatoire étant par ailleurs fortement souhaitée. Ceci limite fortement le nombre de remplaçants potentiels. Le fait d’alléger les critères d’autorisation pour les remplacements, par exemple avec une formation postgraduée de base terminée qui comprends les deux années de médecine interne hospitalière serait à explorer. Une structure universitaire pourrait se charger de la supervision des médecins remplaçants avant l’obtention du titre.
Le système du bouche-à-oreille est actuellement la voie la plus utilisée pour trouver un poste comme remplaçant ou un médecin remplaçant, ce qui limite fortement la visibilité de l’offre et de la demande. Le moyen plébiscité pour favoriser cette activité serait le développement d’une plateforme informatique qui faciliterait la prise de contact et permettrait d’expliciter les ­démarches administratives.
Une des limitations de cette enquête est son taux de ­réponse relativement faible, même s’il est dans le même ordre de grandeur que la plupart des enquêtes réalisées en milieu ambulatoire. Il se peut qu’il ait été sous-estimé en raison d’une surévaluation du nombre de médecins ayant reçu l’invitation à participer à l’étude. En effet, des envois à double ont pu être adressés aux médecins récemment installés, ciblés par leur affiliation à une association de médecine de famille aussi bien que par leur ancienne appartenance au CRMF. De plus certaines associations de médecin de f­amille admettent également les pédiatres qui ne sont pas concernés par l’étude. Deuxièmement, les femmes étaient surreprésentées parmi les répondants à l’enquête. Les résultats ne peuvent ainsi pas être extrapolés à l’ensemble des médecins. Mais ce biais est en lui-même un résultat intéressant.
En conclusion, cette étude nous permet de confirmer le besoin en remplacement au cabinet de médecine de ­famille en Suisse romande. Elle valide un intérêt certain des médecins en formation pour la pratique de cette activité. Le taux de participation élevé chez les femmes révèle un besoin plus important en lien direct avec le congé parental. Au vu de l’augmentation des femmes dans la démographie médicale et du besoin de relève en médecine de famille, il parait important de promouvoir cette activité qui est demandée par la ­population cible des futurs médecins installés. La mise en place d’un outil informatique ne suffira probablement pas et un engagement des associations de médecine de famille, des centres universitaires de médecine de famille et des services de santé publique des cantons est souhaitable.
Christine Sylvie Arnold
Médecin associée
Cursus Romand de ­Médecine de famille (CRMF)
Département de médecine de famille, UNISANTE
Rue Pré-du-Marché 23
CH-1004 Lausanne
christine.arnold[at]­unisante.ch
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