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Un défi au cabinet de pédiatrie et de médecine de famille
Les soins des enfants placés en famille d’accueil ou en institution en Suisse
Département de pédiatrie du développement, hôpital pédiatrique universitaire de Zurich
Cet article présente les résultats d’une étude pilote exploratoire réalisée auprès de pédiatres de premier recours sur la santé, le développement et le traitement des enfants placés en famille d’accueil et en institution. Le sondage en ligne montre clairement que la prise en charge médicale des enfants de tous âges accueillis en dehors de la famille peut être optimisée. C’est pour cette raison qu’est prévu un Policy Paper mandaté par pédiatrie suisse et le Collège de médecine de premier recours (CMPR).
Contexte
En Suisse, près de 20 000 enfants et adolescents vivent dans des institutions et des familles d’accueil, ce qui représente environ 1% des 0 à 18 ans [1]. Avant leur placement, ces enfants ont généralement vécu dans un environnement stressant où ils ont connu maltraitance, traumatismes, changements de placement ainsi que la perte de personnes de confiance et d’environnements familiers [2]. Grandir sous de telles contraintes est souvent associé à de graves risques pour la santé, accompagnés de troubles du développement relatifs à la régulation des émotions, au langage et à la cognition ainsi que de troubles du comportement relationnel et de la condition mentale [3, 4]. Le succès scolaire de ces enfants est par la suite souvent entravé [5]. Par ailleurs, l’accueil dans un environnement extra-familial accroît la vulnérabilité aux troubles psychiques [2, 5, 6] et aux maladies physiques [6, 7]. Un accompagnement continu de pédiatrie et médecine de famille, et ainsi la détection et le traitement précoce de troubles de la santé et retards de développement soutiennent en revanche considérablement l’effet protecteur d’un bon placement dans des familles ou établissements d’accueil [3, 8].
Au vu de données de recherche approfondie, des directives et recommandations visant à assurer l’intégralité des soins et de la prévention chez les enfants en hébergement extra-familial ont été développées en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Australie [8, 9, 10]. Les directives de l’Académie américaine de pédiatrie (American Academy of Pediatrics [AAP]) ont ainsi été élaborées. Celles-ci sont appliquées de diverses manières dans les différents États américains, mais sont toutefois considérées comme le modèle standard au sein des sociétés internationales (notamment la World Association for Infant Mental Health [WAIHM] ou la World Psychiatric Association [WPA], Child and Adolescent Psychiatry Section [CAP]) ainsi qu’à l’UNICEF. Elles ont également été adaptées à l’état des recherches à plusieurs reprises. En revanche, les directives britanniques sont des dispositions obligatoires de l’État (Statutory Guidance) qui relèvent de la responsabilité du National Health Service (NHS) et du ministère de la famille. Ces directives nationales imposent des examens complets de l’état physique et psychique et du développement de l’enfant au début de son placement. Les États-Unis comme la Grande-Bretagne disposent d’une recherche exhaustive en pédiatrie et psychiatrie de l’enfant et l’adolescent concernant les conséquences sur la santé d’un hébergement extra-familial. Les recommandations australiennes s’orientent sur le modèle américain et semblent également n’être ancrées que facultativement dans le système des soins médicaux.
Toutes les approches anglo-saxonnes soulignent la nécessité d’une prise en charge médicale continue même en cas de changement de placement et, dans ce contexte, traitent donc aussi des thèmes tels que la documentation et la communication des résultats ainsi que les défis d’une consultation adéquate de la patiente ou du patient et de l’information des parents.
En Allemagne, le manuel de la online bibliothèque «Pflegekinderhilfe» met uniquement à disposition un dossier sur le thème du traumatisme chez les enfants placés, et seuls quelques centres socio-pédiatriques ont abordé ce sujet.
En Suisse, les estimations relatives au nombre et au déroulement des placements durant l’enfance et l’adolescence ne sont qu’approximatives et seules quelques études sur la santé physique et psychique des enfants et adolescents en institutions et familles d’accueil ont été réalisées [1]. Il n’existe aucune recommandation concernant la prise en charge médicale des enfants et adolescents accueillis en dehors de la famille.
Un sondage en ligne a été réalisé en novembre 2021 pour en savoir plus sur l’expérience que font les prestataires de premier recours concernant l’état de santé des enfants et adolescents qui grandissent en institution ou famille d’accueil. L’objectif de ce sondage n’était pas de collecter des chiffres systématiques, mais il devait en premier lieu servir de baromètre de tendance et enregistrer le niveau de conscience du problème parmi les prestataires de premier recours. Par conséquent, l’enquête a été conçue comme une étude pilote comportant des questions quantitatives dans le cadre d’une recherche qualitative. Les résultats du sondage serviront ensuite de base pour l’élaboration des recommandations correspondantes.
Méthode du sondage
Sur les 1964 membres en exercice de pédiatrie suisse, 187 (9,5%) pédiatres ont au total participé au sondage en ligne comptant 16 questions et des catégories de réponses prédéfinies sur la santé et le développement des enfants et adolescents accueillis en dehors de la famille. 122 exerçaient au cabinet (82%), 34 (22%) travaillaient à temps plein ou partiel dans des institutions ou hôpitaux. 24 (21%) prestataires de premier recours étaient responsables de l’accompagnement médical dans un établissement d’accueil pour enfants ou adolescents. 120 personnes participantes au sondage ont aussi fait usage de la possibilité d’émettre des commentaires pour compléter les différentes questions.
Évaluation et résultats
Globalement, les personnes participantes ont qualifié la condition physique des enfants et adolescents traités de très bonne et plutôt bonne pour la majorité (65%). L’état mental des enfants a, en revanche, été perçu par un tiers des pédiatres (34%) comme étant plutôt perturbé. Il a été jugé très bon dans seulement deux cas. Dans les commentaires, les personnes participantes ont indiqué une charge élevée pesant sur les nourrissons et enfants en bas âge accueillis en dehors de la famille du fait de troubles de la régulation et d’infections fréquentes, en particulier chez les nourrissons ayant reçu des traitements de sevrage néonatal. Avec l’âge, l’état psychique des enfants a été perçu comme étant plus fortement perturbé. Les adolescents présentaient des signes de développement très troublé et certaines indications de prise non contrôlée de médicaments et d’absence de gestion de cas.
Concernant la question relative aux retards de développement estimés lors du diagnostic, 64 des personnes interrogées ont répondu par oui (57%) et 48 par non (43%). Un tiers des personnes sondées ont indiqué avoir surtout remarqué des troubles des compétences linguistiques et cognitives, la moitié d’entre eux ont rapporté des problèmes au niveau du comportement social des enfants. Ces données, qui ne sont qu’une estimation, présentent une forte concordance avec les résultats d’études internationales [10].
La majorité des personnes interrogées (71%) indiquent certes avoir vu les enfants et adolescents concernés surtout lors d’examens de prévention, mais un tiers (29%) des traitements avaient toutefois eu lieu uniquement dans le cadre de consultations d’urgence. Les mesures de soutien prescrites (p. ex. physiothérapie, ergothérapie, éducation précoce spécialisée ou logopédie) avaient en outre été interrompues ou complètement ignorées dans près d’un tiers des cas. Par conséquent, la continuité et l’engagement (observance) relatifs aux traitements d’enfants et adolescents accueillis en dehors de la famille étaient principalement (48%) jugés insatisfaisants, à savoir disparates ou proche de 10%. Et ce bien que la collaboration individuelle entre les parents, les parents d’accueil, les institutions, les organismes d’assistance et les autorités ait été considérée comme étant généralement bonne (71%) contre disparate (27%) ou généralement insatisfaisante (2%).
Dans les commentaires sur la question de l’observance, certaines personnes interrogées ont décrit, sur l’exemple de cas touchants, trois domaines comme des obstacles à un accompagnement continu et engagé de pédiatrie et de médecine de premier recours. Premièrement, le manque d’informations sur les familles comme sur l’anamnèse de l’enfant rend difficile l’évaluation de l’état de santé et le traitement des enfants. Cela vaut en particulier pour les enfants adoptés (surtout venant de l’étranger). Deuxièmement, le fait que la continuité des traitements médicaux et thérapies et que la relation de confiance entre la ou le pédiatre et l’enfant / adolescent soient souvent négligées en cas de changement de placement a été ressenti comme difficile. Enfin, le traitement médical a été perçu comme un défi dans le contexte d’une situation parentale complexe, car les droits de décision des parents biologiques d’une part, les prérogatives des parents d’accueil d’autre part et, le cas échéant, les dispositions de droit civil doivent être respectés. Ainsi, il peut exister d’importants conflits entre les droits en matière de santé des enfants et les acteurs impliqués, notamment en ce qui concerne les questions de la vaccination ou la médication (p. ex. pour le méthylphénidate en cas de TDAH).
Recommandations visant de bonnes pratiques pour la prise en charge médicale des enfants et adolescents accueillis en dehors de la famille
Les recommandations visent à:
accroître l’attention des prestataires médicaux, personnes de références et spécialistes sur les questions de santé spécifiques des enfants placés de tous âges;
optimiser la prise en charge médicale des enfants et adolescents en renforçant l’engagement dans la continuité des soins et la documentation;
optimiser la planification du placement en évaluant préalablement la santé et le développement, et ainsi le besoin individuel de traitement de soutien de l’enfant en phase de placement;
tenir compte du point de vue et de la participation des enfants, adolescents et «care leavers» concernés concernant leur bien-être et leur santé;
développer la formation médicale et interprofessionnelle postgraduée pour les soins en situation de placement.
Discussion
L’enquête exploratoire montre clairement que la prise en charge médicale des enfants de tous âges accueillis en dehors de la famille peut être optimisée. Toutefois, la valeur informative de l’étude pilote peut être critiquée en raison du faible taux de réponses des différents domaines professionnels (cabinets de pédiatrie et cliniques) et de la méthode d’évaluations subjectives non basées sur des données. De même, l’accent mis sur les domaines de la santé générale, du développement et du comportement restreint les résultats car le statut de vaccination et la santé dentaire n’ont par exemple pas été explorés. Néanmoins, les résultats de ce sondage en ligne sont comparables avec les résultats de nombreuses études internationales sur l’atteinte à la santé des enfants et adolescents accueillis en dehors de la famille. Des retards de développement du langage, une mauvaise condition physique, un arrêt fréquent des traitements et thérapies de soutien sont ainsi décrits en cas de changement de placement [2, 11].
Les résultats de ce sondage et les commentaires d’un groupe de pédiatres engagés sur le thème du placement dirigent à juste titre l’attention sur les besoins en matière de santé des enfants de tous âges accueillis en dehors de la famille. La prise en charge médicale de ces enfants devrait occuper encore plus de place dans la formation médicale initiale et postgraduée et être étudiée de manière plus systématique en vue de bonnes pratiques pour les soins médicaux. Un objectif essentiel des recommandations est de rendre visible le réseau de prise en charge autour de ces enfants en situation difficile et d’améliorer la collaboration interprofessionnelle (fig. 1).
Sur la base des commentaires du sondage en ligne et des dispositions existantes aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie, des recommandations de bonnes pratiques (Policy Paper) concernant les soins de santé des enfants placés en institution ou en famille d’accueil sont élaborées sur la demande de pédiatrie suisse et du Collège de médecine de premier recours (CMPR). Il est prévu que les représentants de la Société Suisse de Psychiatrie et Psychothérapie d’Enfants et d’Adolescents (SSPPEA) et de la Conférence des cantons en matière de protection des mineurs et des adultes (COPMA) ainsi que les Conférences des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales, de la santé et de l’instruction publique et les associations spécialisées du secteur du placement des enfants en institution ou en famille d’accueil (par exemple INTEGRAS, PACH), mais aussi les acteurs de la recherche suisse sur les enfants placés et les personnes concernées viennent apporter leur point de vue et leur expertise.
Les retours actuels de spécialistes et institutions montrent que les recommandations générales sur la prise en charge médicale des enfants et adolescents accueillis en dehors de la famille répondent à un besoin largement ressenti.
Adresse de correspondance
Prof. Dr. med. Oskar Jenni
Abteilung Entwicklungspädiatrie
Universitäts-Kinderspital Zürich
Steinwiesstrasse 75
CH-8032 Zürich
oskar.jenni[at]kispi.uzh.ch
Références
1 Seiterle N. Schlussbericht zur Bestandesaufnahme Pflegekinder und Heimkinder in der Schweiz 2015-2017. PACH Pflege- und Adoptivkinder Schweiz und Integras, Fachverband Sozial- und Sonderpädagogik 2018, Zürich
2 Vasileva M, Petermann F. Attachment, Development, and Mental Health in Abused and Neglected Preschool Children in Foster Care: A Meta-Analysis. Trauma Violence Abuse. 2018 Oct;19(4):443–58. https://doi.org/10.1177/1524838016669503 PMID:27663993
3 Hillen T, Gafson L. Statutory health assessments for pre-school foster children fail to screen accurately for mental health disorders. Clin Child Psychol Psychiatry. 2014 Apr;19(2):313–27. https://doi.org/10.1177/1359104513488606 PMID:23737608
4 Leslie LK, Gordon JN, Ganger W, Gist K. Developmental delay in young children in child welfare by initial placement type. Infant Ment Health J. 2002;23(5):496–516. https://doi.org/10.1002/imhj.10030.
5 Averdijk M, Ribeaud D, Eisner M. The long-term effects of out-of-home placement in late adolescence: A propensity score matching analysis among Swiss youths. Longit Life Course Stud. 2018;9(1):30–57. https://doi.org/10.14301/llcs.v9i1.450.
6 Witt A, Sachser C, Plener PL, Brähler E, Fegert JM. The prevalence and consequences of adverse childhood experiences in the German population. Dtsch Arztebl Int. 2019 Sep;116(38):635–42. https://doi.org/10.3238/arztebl.2019.0635 PMID:31617486
7 Felitti VJ. [The relationship of adverse childhood experiences to adult health: turning gold into lead]. Z Psychosom Med Psychother. 2002;48(4):359–69. https://doi.org/10.13109/zptm.2002.48.4.359 PMID:12407494
8 Childhood Committee on Early Adoption and Dependent Care. American Academy of Pediatrics. Committee on Early Childhood and Adoption and Dependent Care. Developmental issues for young children in foster care. Pediatrics. 2000 Nov;106(5):1145–50. https://doi.org/10.1542/peds.106.5.1145 PMID:11061791
9 Szilagyi MA, Rosen DS, Rubin D, Zlotnik S, Szilagyi M, Harmon D, et al.; COUNCIL ON FOSTER CARE; ADOPTION, AND KINSHIP CARE; COMMITTEE ON ADOLESCENCE, and COUNCIL ON EARLY CHILDHOOD. Health Care Issues for Children and Adolescents in Foster Care and Kinship Care. Pediatrics. 2015 Oct;136(4):e1131–40. https://doi.org/10.1542/peds.2015-2655 PMID:26416941
10 UK Department of Education; Department of Health. Statutory Guidance on Promoting the Health and Well-Being of Looked after Children. DCSF 2015. Downloaded from https://www.gov.uk/government/publications/promoting-the-health-and-wellbeing-of-looked-after-children
11 Goemans A, van Geel M, van Beem M, Vedder P. Developmental Outcomes of Foster Children: A Meta-Analytic Comparison With Children From the General Population and Children at Risk Who Remained at Home. Child Maltreat. 2016 Aug;21(3):198–217. https://doi.org/10.1177/1077559516657637 PMID:27481915
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