Situations à la frontière entre la médecine et le droit

Fortbildung
Édition
2022/04
DOI:
https://doi.org/10.4414/phc-f.2022.10388
Prim Hosp Care Med Int Gen. 2022;22(04):123-126

Publié le 06.04.2022

Depuis plusieurs décennies, les aspects juridiques, économiques et administratifs gagnent du terrain dans la pratique quotidienne des médecins. L’augmentation de la proportion des tâches sans contact avec les patients dans le quotidien des professionnels de la santé (y compris du personnel soignant) en est une conséquence.

Rôle des aspects juridiques
L’étude concomitante de la FMH [1] à l’occasion de l’introduction de SwissDRG (enquête réalisée en 2015) a par exemple révélé que même les médecins en soins somatiques aigus consacrent uniquement encore un tiers de leur temps de travail à des activités liées au patient. Cette évolution est entre autres attribuée à la judiciarisation de la médecine, qui s’accompagne d’une obligation de consigner par écrit toutes les décisions et étapes thérapeutiques. Les aspects juridiques jouent un rôle particulier dans la médecine lorsqu’il est question du secret médical et d’aspects de droit civil (directives anticipées du patient, placement à des fins d’assistance, évaluation de la capacité de discernement).

Secret médical

La discussion au sujet du dilemme entre le secret médical et la transmission d’informations qui sont essentielles pour la sécurité de tierces personnes s’est ravivée de nouveau en 2015, lorsqu’un co-pilote de la compagnie aérienne German Wings a délibérément fait s’écraser un avion dans les Alpes françaises, causant ainsi la mort de 149 passagers. Le pilote allemand à l’époque âgé de 27 ans était sous traitement médical pour dépression et tendance suicidaire à l’insu de ses supérieurs hiérarchiques [2].
En Suisse, le secret médical est régi par l’article 321 du Code pénal suisse (CP). La révélation de secrets confiés à des professionnels de la santé dans le cadre de l’exercice de leur profession est, sur plainte de la personne lésée, punissable d’une peine pécuniaire ou d’une peine privative de liberté de trois ans au plus. La révélation de tels secrets est uniquement autorisée avec le consentement de l’intéressé ou de l’autorité supérieure, et en se conformant aux dispositions de la législation fédérale et cantonale statuant une obligation de renseigner une autorité ou une obligation de témoigner en justice.
Le déliement du secret médical doit préciser qui a délié quel médecin du secret médical, à quel moment et dans quel but. Les déliements du secret professionnel généraux et illimités dans le temps sont discutables, bien qu’ils soient répandus, particulièrement dans le domaine des assurances. Dans de tels cas, il est recommandé de se faire (en plus) délier personnellement. Il existe néanmoins une obligation générale de renseigner vis-à-vis des assurances sociales concernant les informations dont celles-ci ont besoin pour accomplir leur mission.
Dans certains cas clairement définis, il existe un droit de déclarer en dépit du secret médical. Peuvent par exemple être déclarés:
  • Infractions commises à l’encontre de mineurs; possibilité de signalement à l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (Art. 364 du CP);
  • Indices amenant à suspecter un crime ou un délit contre la vie, l’intégrité corporelle, la santé publique ou l’intégrité sexuelle; possibilité de signalement à la police ou au Ministère public (réglementation cantonale);
  • Personnes qui, en raison d’une maladie physique ou mentale ou d’une infirmité, ou pour cause de dépendance, ne sont pas aptes à conduire un véhicule automobile en toute sécurité; possibilité de signalement à la direction cantonale de la santé ou à l’office de la circulation routière (Art. 15d Al. 3 de la Loi fédérale sur la circulation routière)
  • Réel danger qu’une personne ayant besoin d’aide mette en danger sa vie ou son intégrité corporelle ou commette un crime ou un délit qui cause un grave dommage corporel, moral ou matériel à autrui; possibilité de signalement à l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (Art. 453 du Code civil suisse [CC]);
  • Mise en danger du bien-être d’un enfant, c.-à-d. de l’intégrité physique, psychique ou sexuelle d’un enfant; possibilité de signalement à l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (Art. 314c Al. 2 du CC);
  • Mise en danger liée à l’utilisation d’armes; possibilité de signalement aux autorités cantonales et fédérales de police et de justice compétentes (Art. 30b de la Loi sur les armes).
Dans certains cas, il existe même une obligation de déclarer pour les médecins. Doivent par exemple être déclarés:
  • Maladies transmissibles, à déclarer à l’autorité cantonale compétente (Art. 12 Al. 1 et 2 de la Loi sur les épidémies);
  • Morsures graves causées par un chien, à déclarer à l’autorité cantonale compétente (Art. 78 de l’Ordonnance sur la protection des animaux);
  • atteintes à la santé ayant un lien potentiel avec le service militaire, à déclarer à l’assurance militaire (Art. 84 de la Loi fédérale sur l’assurance militaire);
  • Sur demande des autorités compétentes, données médicales dans le cadre du renvoi ou de l’expulsion de personnes étrangères (Art. 71b de la Loi fédérale sur les étrangers et l’intégration);
  • Annonce des naissances et des décès (Art. 34 de l’Ordonnance sur l’état civil [OEC]), en particulier des décès inhabituels (Art. 35 Al. 5 de l’OEC).
Dans le cas du co-pilote de German Wings, en Suisse, le médecin traitant aurait eu la possibilité juridique de signaler la menace à l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte. En cas de doute, il aurait pu demander à être délié du secret médical auprès de l’autorité cantonale de surveillance.

Directives anticipées

Une personne capable de discernement peut consigner par écrit les mesures médicales auxquelles elle entend consentir ou non au cas où elle deviendrait incapable de discernement. Elle peut en outre désigner un représentant apte à prendre des décisions thérapeutiques à sa place. Les directives anticipées ne sont pas valables si elles enfreignent les dispositions légales, si elles ne sont pas l’expression de la libre volonté du patient ou si elles ne correspondent plus à sa volonté présumée. Les directives anticipées sont contraignantes pour le médecin traitant, sauf en cas d’urgences et dans le cadre d’un placement à des fins d’assistance. Dans ce cas, elles doivent «uniquement» être prises en compte.

Placement à des fins d’assistance

En Suisse, plus de 13 000 placements à des fins d’assistance (PLAFA) dans des établissements psychiatriques sont ordonnés chaque année, avec cependant une tendance à la baisse et de très grandes différences régionales. Les obstacles à un PLAFA sont élevés sur le plan du droit matériel, mais faibles sur le plan procédural en comparaison internationale. Ainsi, dans certains cantons, les médecins sans titre de spécialiste en psychiatrie peuvent procéder à des admissions en cliniques psychiatriques pour une durée allant jusqu’à six semaines. En conséquence, la Suisse affiche l’un des taux de placement les plus élevés d’Europe [3].
Un PLAFA exclusivement destiné à protéger les proches et les tiers n’est pas autorisé. La charge que la personne concernée représente pour des tiers doit uniquement être prise en compte comme un facteur parmi d’autres dans le cadre de la mise en balance des intérêts (Art. 426 Al. 2 du CC). Un arrêt du Tribunal fédéral, selon lequel le risque potentiel de dangerosité pour autrui d’une personne atteinte de troubles mentaux peut entraîner un besoin d’aide et d’assistance (ATF 138 III 593), a été contesté par la Cour européenne des droits de l’homme.
Le risque qu’un patient arrête de prendre ses médicaments s’il ne fait pas l’objet d’un PLAFA et soit ainsi à nouveau en proie à des idées délirantes n’est pas un motif suffisant justifiant un PLAFA. Il faudrait prouver qu’il n’est pas capable de se nourrir ou de prendre soin de lui, avec par conséquent un risque d’abandon. De même, le fait qu’un patient écrive des lettres de harcèlement ou insulte ses voisins et les autorités n’est pas un argument suffisant pour un PLAFA. L’insulte d’officiers publics et le comportement quérulent ne sont pas considérés comme une «charge représentée pour l’entourage» au sens de la loi (ATF 5A_312/2007; jugement du 10 juillet 2007). La sortie immédiate d’une clinique ne peut pas être refusée à un patient au seul motif qu’il n’a pas de logement. Est uniquement considéré comme un état d’abandon un état qui n’est pas conciliable avec la dignité humaine. Le manque d’hygiène ou l’absence de logement ne suffisent explicitement pas.
La mise en danger de soi-même ou d’autrui peut justifier un PLAFA, mais pas un problème financier en raison d’une maladie psychique. Les menaces proférées à l’encontre du partenaire dans le cadre d’un délire ou le risque de suicide lié à des problèmes financiers causés par une dépendance au jeu (jeu pathologique) peuvent constituer des arguments en faveur d’un PLAFA, contrairement à la mise en danger de sa propre fortune en raison de la dépendance au jeu (ATF 5A_872/2013).
Contrairement au traitement forcé, le PLAFA est également autorisé chez les personnes capables de discernement, pour autant que les conditions légales soient remplies.

Capacité de discernement

Toute personne qui n’est pas privée de la faculté d’agir raisonnablement en raison de son jeune âge, de déficience mentale, de troubles psychiques, d’ivresse ou d’autres causes semblables est capable de discernement (Art. 16 du CC). Une décision semblant irraisonnable prise par un patient, comme par exemple le refus d’un traitement nécessaire sur le plan médical, n’est pas suffisante pour conclure à une incapacité de discernement. Personne ne peut être contraint à la raison. L’élément décisif est celui de savoir si une personne a la capacité de décider et d’agir raisonnablement, et non pas si elle en fait usage [5].
Seul un patient capable de discernement peut consentir à une intervention médicale. La capacité de discernement revêt une importance toute particulière par exemple pour les interventions électives, les traitements psychiatriques sous contrainte, le suicide assisté et la stérilisation de personnes avec des capacités intellectuelles réduites. Plus la décision à prendre est complexe, plus les exigences de capacité de discernement sont élevées. Par conséquent, la capacité de discernement se rapporte toujours à un moment précis et à une décision précise. Il n’existe pas d’incapacité de discernement générale. Toutefois, dans un cas concret, la capacité de discernement est soit présente soit absente. Il n’existe pas de capacité de discernement «réduite».
La capacité de discernement repose sur les quatre éléments suivants, qui peuvent être influencés par un trouble psychique (fig. 1):
  1. Capacité de compréhension ou capacité à évaluer la réalité. La personne en question doit être en mesure de cerner correctement le monde extérieur, du moins dans ses grandes lignes, et de se forger une image adéquate de la réalité. La capacité de compréhension est par exemple abolie en cas de désorientation, de troubles sévères de la mémoire et de l’attention, ainsi que de troubles de la conscience.
  2. Capacité d’appréciation, autrement dit faculté d’évaluer de façon rationnelle une situation et de se faire une opinion raisonnable sur la portée et l’opportunité de l’acte en question. La capacité d’appréciation repose sur la capacité de compréhension. Si cette dernière fait défaut, des réflexions supplémentaires ne sont plus nécessaires. La capacité d’appréciation peut être abolie en cas de troubles anxieux et paniques sévères, de dépression sévère et d’états délirants sévères.
  3. Capacité de raisonnement, c’est-à-dire capacité à prendre une décision sur la base des informations disponibles et de leur évaluation et à la communiquer. La capacité de raisonnement peut être abolie en cas d’états maniaques et dépressifs sévères ou en cas de troubles de la personnalité dépendante.
  4. Capacité d’expression du choix, c’est-à-dire capacité à agir conformément à sa propre volonté et à résister aux influences externes dans un cadre normal. La capacité d’expression du choix peut être abolie dans tous les troubles associés à une ambivalence, autrement dit en cas de psychoses sévères, de troubles obsessionnels compulsifs, de dépressions, de manies et de trouble de la personnalité évitante très sévère
Si l’un de ces quatre éléments fait défaut, la capacité de discernement est abolie.
Figure 1:
La capacité de discernement repose sur les quatre éléments suivants, qui peuvent être influencés par un trouble ­psychique (selon [6] Sachs et Barp, 2018).
Un traitement sans ou contre la volonté d’un patient est uniquement permis en cas d’incapacité de discernement avérée et dans le respect de certaines normes. Une personne capable de discernement ne doit jamais être traitée à l’encontre de sa volonté déclarée.
La Loi sur la stérilisation suisse stipule que la stérilisation d’une personne âgée de plus de 18 ans et capable de discernement ne peut être pratiquée qu’avec son consentement libre et éclairé, et le médecin qui pratique l’intervention doit consigner dans le dossier médical les éléments qui ont fondé son appréciation de la capacité de discernement de la personne concernée. Dans des conditions bien définies et en s’appuyant sur une expertise psychiatrique de la capacité de discernement, la stérilisation de personnes durablement incapables de discernement est également autorisée.
En plus de la capacité de discernement, un suicide assisté présuppose en outre que la décision ait été mûrement réfléchie, ce qui signifie que la décision de suicide assisté ne doit pas résulter de l’affect, mais avoir été prise après avoir soigneusement évalué toutes les alternatives. Dans ces conditions, l’assistance au suicide est également autorisée chez les personnes capables de discernement atteintes d’une maladie psychique incurable.
En cas d’incapacité de discernement et d’absence de directives anticipées, le traitement médical est planifié avec le représentant du patient comme il l’aurait été avec le patient capable de discernement. Ainsi, le représentant reçoit toutes les informations. Les personnes habilitées à représenter le patient incapable de discernement sont par ordre décroissant la personne désignée par le patient, le curateur (à condition qu’il ­dispose de la compétence nécessaire), l’époux ou le partenaire enregistré, la personne vivant dans le même foyer, les descendants, les parents et finalement (si tous les autres font défaut) les frères et sœurs.
En cas de doute, le médecin saisit le tribunal familial ou agit selon la volonté présumée du patient.
L’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) publie en permanence des directives, des guides pratiques et des recommandations au sujet de questions juridiques dans la pratique médicale: cf. https://www.samw.ch/fr.html → Publications.
Dr méd. Josef Sachs
Praxis für Forensische ­Psychiatrie
Fröhlichstrasse 5
CH-5201 Brugg
josef.sachs[at]hin.ch
1 ; Golder L, et al. Trotz steigendem Dossieraufwand bleibt die Spitalärzteschaft motiviert. In: Begleitstudie anlässlich der Einführung von SwissDRG sowie der geplanten stationären Tarife in der Rehabilitation und Psychiatrie im Auftrag der FMH, 5. Befragung 2015, G. Bern, Editor. 2016, GFS Bern: Bern. 1-77.
2 Hürlimann B. Die Grenzen der Schweigepflicht. NZZ, 02.04.2015.
3 OBSAN Bulletin 02/2018. https://www.obsan.admin.ch/sites/default/files/publications/2019/obsan_bulletin_2018-02_d.pdf
4 Rosch, D. Die fürsorgerische Unterbringung im revidierten Kindes- und Erwachsenenschutzrecht. AJP/PJA 4/2011.
5 Sachs, J., Habermeyer, E., Ebner, G. Qualifizierung und Qualitätskontrolle in der forensischen Psychiatrie in der Schweiz. Teil 2: Zivil- und Sozialrecht. Forens Psychiatr Psychol Kriminol. 2014;8:34–40.
6 Sachs J., Barp M. Die Urteilsfähigkeit aus medizinischer Sicht. Pflegerecht 2/2018,109–12.